Après Fanny et Alexandre, je ne ferai plus de cinéma.
Je ne me suis jamais autant amusé, et je n’ai jamais autant travaillé.
Ce film représente la somme totale de ma vie en tant que réalisateur.
Ingmar Bergman
Fanny et Alexandre est à priori différent des autres réalisations de Bergman. Il ne tenait pas à faire « du Bergman » comme la critique lui avait reproché à la sortie de Sonate d’Automne. Fanny et Alexandre n’est pas un Bergman qui fait du Bergman. C’est dans la joie et que commence son 41e film et non sur une note grave. Fanny et Alexandre procure un plaisir immédiat. Immersion totale du spectateur au sein d’une famille, un jour de Noël, c’est à une fête des plus somptueuses que nous sommes conviés.
Farandole de personnage et de situation, le spectateur est pris dans un tourbillon, qui en fait un membre de la famille. Plus possible de s’en défaire, la maîtrise de la narration et du rythme cinématographique d’Ingmar Bergman est telle que nous ne pouvons plus nous détacher de l’écran. Film différent des autres par la truculence de cette mise en place. La forme qu’adopte Bergman est moins radicale que par exemple Persona. C’est un sommet de mise en scène classique. Un pur plaisir des sens.
C’est du point de vue de l’enfant que les situations s’enchaînent. Très vite, de‐ci delà, des craquelures apparaissent. Et les liens thématiques avec d’autres œuvres de Bergman se propagent dans les veines scénaristiques mais d’une manière plus calme, apaiser. Si la violence brute/physique et/ou psychologique que l’on retrouve dans bon nombre de ses films, Le Silence, La Honte, Cris et chuchotements, Face à face, De la vie des marionnettes est moins extrême dans Fanny et Alexandre.
Alexandre se détache petit à petit de son univers quotidien, il quitte le cocon familial comme son enfance et découvre le monde des adultes : mensonge, brimade et humiliation, de quoi forger un caractère. En retrait, comme souvent les enfants dans ses films, Alexandre est dans une position de critique et de rupture avec son père et la foi. La séquence de l’enterrement du père est lourde d’enseignement à cet égard. A la dureté de l’éducation du pasteur Vergerus, à sa la négation de tout moment de bonheur, répond la création, le rêve, le mystère de la boutique d’Isak Jacobi de l’autre côté de la rue. Confrontation de deux mondes, celui des artistes, sincère et authentique, qui apportent la vérité et la paix et celui d’une société bien‐pensante, protestante, imposant une foi castratrice par la tyrannie. Opposition récurrente dans l’oeuvre de Bergman, Sourires d’une nuit d’été, Le Septième sceau, La Nuit des forains, Le Rite, entre autres. Il faut croire en la magie de l’acteur nous susurre Bergman, la seule vérité se trouve dans l’imaginaire et non dans l’obscurantisme et la violence.
Présenté par Bergman comme son dernier film, une grande partie de la presse l’assimile aussitôt à une oeuvre testamentaire, conçu pour être le point final d’une carrière hors norme. Fanny et Alexandre n’est à proprement parler ni une œuvre autobiographique, ni testamentaire. L’action se déroule en 1907, une décennie avant la naissance du cinéaste. Ingmar Bergman n’est pas Alexandre, même si le théâtre de marionnettes évoque directement le petit projecteur de son enfance. Le film se nourrit de ses souvenirs. Fanny et Alexandre est un savant agencement d’éléments réels et de fiction, comme souvent chez Bergman. Le résultat final est un enchantement tout aussi remarquable dans sa version de 3 h que dans sa version longue. Mais pourquoi deux versions ?
Ingmar Bergman contacte le producteur anglais Sir Lew Grade pour Fanny et Alexandre. Celui‐ci partenaire du cinéaste suédois sur Sonate d’Automne et De la vie des marionnettes, refuse d’entrée dans un film dont la durée n’entre pas des les carcans habituels de l’exploitation cinématographique. Le scénario écrit sous forme de roman est volumineux. Bergman pense alors à en faire une double version un peu à l’image de Scènes de la vie conjugale, l’une pour le cinéma, l’autre pour la télévision, mais cette fois le budget est sans commune mesure avec son film de 1972. La télévision suédoise ne peut prendre en charge seule le financement du film. C’est un dîner entre Ingmar Bergman et Jörn Donner, ami (mari d’Harriet Andersson) réalisateur et responsable de l’Institut du cinéma suédois, qui enclenche réellement la mise en production du film. Donner décide de mettre sur pied une coproduction internationale. Daniel Toscan du Plantier responsable de la production au sein de la société française Gaumont entre dans le tour de table ainsi que les Allemands de la Tobis, le budget est complété par de nombreux pré-achats.
Mais où tourner une si importante production ? Jörn Donner tente de convaincre Bergman de tourner en Suède. Mais cette éventualité lui semble irréaliste, pas assez d’artisans pour les décors et costumes, ni de studio assez important pour accueillir le tournage. Bergman opte pour un tournage dans les studios allemands de la Bavaria comme pour L’Oeuf du serpent. Mais Donner insiste et réussit à le convaincre de faire entièrement Fanny et Alexandre, là où se déroule l’action, à Uppsala, ville où est né Bergman. Devant les garantis, que lui apporte Donner, personnels compétents, acteurs, lieux de tournage, Bergman accepte. Plus d’un an de préparation est nécessaire pour réunir les comédiens, techniciens, décors et les costumes avant le premier tour de manivelle. Le plan de travail prévoit 7 mois de tournage, le plus long jamais entrepris par Ingmar Bergman. C’est aussi le premier tournage de Bergman depuis son exil à Munich à la suite du harcèlement de l’administration fiscale. Blanchis des accusations de fraude, Bergman est donc de retour au pays. Fanny et Alexandre contient le plus grand nombre de rôles de toute sa carrière.
Bergman fait appel à des acteurs qu’il connaît bien. Il propose le rôle de Emilie Ekdalh à Liv Ullmann, qui prise par d’autres engagements ne peut se rendre libre aux dates. C’est Ewa Fröling grand nom de la scène suédoise qui obtient le rôle. Après une longue brouille, il rencontre Max von Sydow pour le rôle du pasteur, qui accepte enthousiaste. La production prend contact avec son agent pour les contrats. L’agent demande une somme si importante que Bergman renonce à von Sydow. Sans nouvelle, le film en tournage, von Sydow contact son agence artistique et apprend trop tard la proposition délirante de son agent, alors qu’il était prêt à le faire gratuitement. Il changera d’agent et ne garde que de regrets de ce rendez‐vous manqué.
Mais d’autres fidèles sont là. Erland Josephson, le complice de toujours, incarne le Juif Isak Jacobi. Harriet Andersson, sa « Monika », est Justine l’infirmière. Gunnar Björnstrand, le Frederik Egerman de Sourires d’une nuit d’été est Philip Landahl, Jarl Kulle le militaire pédant du même film, est Gustav Adolf Ekdahl. Aperçus dans Face à face (1976), la jeune Lena Olin est Rosa, elle sera de nouveau dirigée par Bergman dans Après la répétition (1984) avant d’entamer une carrière internationale, où l’on trouve pêle‐mêle : L’Insoutenable légèreté de l’être de Philip Kaufmann (1988), La Neuvième porte de Roman Polanski (1999) et The Reader de Stephen Daldry (2009). Il y aussi de nouveaux venus devant sa caméra : Pernilla Wallgren, qui prend le nom de August après son mariage avec le réalisateur Bille August, qui la dirige dans Les meilleures intentions, écrit par Ingmar Bergman. Pernilla retrouvera Bergman pour En présence d’un clown (1997) ; on a pu la voir dans L’Attaque des clones, l’épisode II de Star Wars de George Lucas (2002).
Fanny et Alexandre est un triomphe acclamé par la critique et le public. Il engrange les prix aux quatre coins de la planète. Devant le succès, les distributeurs décident d’exploiter en salle la version longue destinée à la télévision. Bergman tiendra parole et ne réalisera plus aucun film pour le cinéma. Il préférait le calme relatif du théâtre où tout est perfectible au fur et à mesure des représentations. Ingmar Bergman n’abandonna pas vraiment le cinéma, il réalisera pour la télévision, des films qui sortiront en salles, contre sa volonté. Son oeuvre testamentaire, il nous l’offrira avec Saraband en 2003.
Fanny et Alexandre est une merveille du 7e art.
Fernand Garcia
Fanny et Alexandre est disponible en DVD et Bly-ray dans une magnifique édition chez Gaumont Vidéo avec les deux versions et en suppléments Ingmar Bergman vu par Olivier Assayas (2013 – 18 mn), A Bergman Tapestry, documentaire produit par The Criterion Collection (2004 – 39 mn) et le formidable The Making of Fanny & Alexander d’Ingmar Bergman (1982 – 105 mn). Cette édition a reçue le Prix du meilleur DVD-Blu-ray Patrimoine du Syndicat Français de la Critique de Cinéma 2013.
Fanny et Alexandre est disponible en VOD chez imineo, un livret sur Ingmar Bergman, Kinoscript/CNC vous sera offert.
Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander), un film de Ingmar Bergman avec Bertil Guve, Pernilla Allwin, Jan Malmsjö, Erland Josephson, Jarl Kulle, Gunnar Björnstrand, Ewa Fröling, Lena Olin, Pernilla Wallgren (August), Harriet Andersson. Scénario : Ingmar Bergman. Directeur de la photographie : Sven Nykvist. Décors Anna Asp & Susanne Lingheim. Costumes : Marik Vos. Montage : Sylvia Ingemarsson. Producteurs : Ingmar Bergman & Jörn Donner Production : Cinematograph AB – Svenska Filminstitutet – STV1 – Gaumont – PersonaFilm – Tobis Film. Suède – France ‐ Allemagne. 1981-82. Couleurs (Eastmancolor). Durée 188 mn (version cinéma) 312 mn (version télévision).