Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais et fait l’expérience de la joie et de la peine, mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
Le projet d’EO est né du souvenir des émotions que le cinéaste Jerzy Skolimowski a ressenties à la vision du film Au Hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson qui à l’époque a remporté le prix Méliès, récompense aujourd’hui renommée « Prix du meilleur film français du syndicat de la critique de cinéma ». Voyage initiatique aux allures de fable, EO est une relecture contemporaine d’Au Hasard Balthazar dans laquelle on suit le parcours d’un âne de cirque qu’une association de défense des animaux a séparé de sa jeune propriétaire. Séparé de la seule personne qu’il affectionne et qui prend soin de lui, sur son chemin, depuis la Pologne jusqu’en Italie, l’âne va rencontrer un certain nombre de groupes humains qui représentent les vices et défauts de l’humanité.
« Je dois à Robert Bresson d’avoir acquis la conviction que de faire d’un animal un personnage de film est non seulement possible, mais aussi une grande source d’émotions. Je voulais avant tout faire un film émotionnel, baser la narration sur les émotions, beaucoup plus que dans tous mes films précédents. » Jerzy Skolimowski.
A l’instar d’Andrzej Wajda ou encore de Roman Polanski, Jerzy Skolimowski est une figure emblématique du renouveau du cinéma polonais des années 1960. Issu de la célèbre école de cinéma de Lodz, influencé par le cinéma de Jean-Luc Godard, admirateur des œuvres d’Orson Welles, Federico Fellini, Andrzej Wajda et Roman Polanski, Jerzy Skolimowski est un des réalisateurs polonais les plus singuliers, novateurs et talentueux à avoir connu, au moment où apparaissaient de nouvelles formes cinématographiques un peu partout dans le monde, une carrière internationale majeure à la suite de son bannissement de Pologne en 1967. En effet, après Signes particuliers : néant (Rysopis, 1964), Walkover (Walkower, 1965), La Barrière (Bariera, 1966) et Le Départ (1967), fortement affecté par l’interdiction de son dernier film, Haut les mains ! (Rece Do Góry, 1967), politiquement engagé et considéré comme une charge antistalinienne, forcé à l’exil, Skolimowski quitte la Pologne et part rejoindre Roman Polanski à Londres qui lui parle d’un projet de film historique d’après Arthur Conan Doyle : Les Aventures du Brigadier Gérard (The Adventures of Gerard, 1970). Il enchaîne ensuite avec le tournage de Deep End (1970) qui sera le premier grand film de son exil en Angleterre et obtiendra un succès international.
Toujours en Angleterre, il réalise ensuite Roi, Dame, Valet (King, Queen, Knave, 1972), une adaptation de Nabokov dont l’échec commercial éclipsera sa carrière durant cinq années. En 1978, Skolimowski revient avec Le Cri du Sorcier (The Shout) avec à l’affiche Alan Bates, Susannah York, John Hurt ou encore Tim Curry. En 1982, Travail au noir (Moonlighting), son film suivant avec Jeremy Irons dans le rôle principal, connaîtra le même succès. A la suite de l’échec de son film Le Succès à tout prix (Success is the best revenge, 1984), Jerzy Skolimowski part travailler aux Etats-Unis et réalise Le Bateau Phare (The Lightship, 1985) avec Klaus Maria Brandauer, Robert Duvall, William Forsythe et Michael Lyndon. Il réalise ensuite Les Eaux Printanières (Acque di primavera, Torrents of Spring, 1989) avec Timothy Hutton, Nastassja Kinski, Valeria Golino et William Forsythe. En 1991, il adapte un des romans majeurs de la littérature polonaise : Ferdydurke de Witold Gombbrowicz. A la suite de Ferdydurke que le cinéaste considère comme son plus mauvais film, Skolimowski décide de faire une pause qui durera… 17 ans.
Durant son éloignement de la caméra, Skolimowski consacre son temps à la poésie et à la peinture (à noter que l’on peut voir certaines de ses toiles dans The Ghost Writer (2010) de Roman Polanski) mais continue de fréquenter les plateaux de tournage en tant qu’acteur. On le retrouve par exemple à l’affiche de Mars Attacks ! (1996) de Tim Burton, d’ I Love L.A. (L.A. Without a Map, 1998) de Mika Kaurismäki, d’Avant La Nuit (Before Night Falls, 2000) de Julian Schnabel, ou encore de Les Promesses de l’Ombre (Eastern Promises, 2007) de David Cronenberg.
De retour en Pologne, il revient à la mise en scène en 2008 et fait un retour très attendu avec l’inquiétant Quatre Nuits avec Anna (Cztery Noce z Anna). Il tourne ensuite le très physique Essential Killing (2010) puis, 11 Minutes (11 Minut, 2015) et enfin EO, une œuvre remarquable qui prouvent que le cinéaste n’a absolument rien perdu ni de son talent ni de sa superbe et qu’il compte toujours parmi les plus grands et plus importants cinéastes contemporains.
Cinéaste au romantisme douloureux qui a su traverser et marquer soixante ans de l’histoire du cinéma, Skolimowski confirme avec EO qu’en plus d’être un cinéaste de l’action et du mouvement, un cinéaste du huis clos et de l’enfermement et bien évidemment un cinéaste existentialiste, il est un cinéaste de l’émotion. Dénuée de toute stratégie sentimentaliste qui manipule le spectateur, l’histoire de cet âne qui cherche à éviter un monde hostile, est plus touchante que n’importe quelle aventure humaine.
Depuis son premier film, Signes particuliers : néant (Rysopis, 1964), porté et marqué par l’urgence de son propos – la lutte incessante contre la perte de l’innocence, vivre au présent, rester insouciant et ne pas tomber dans le renoncement du monde des adultes – le réalisateur capte une pulsion de vie de manière aussi intelligente que saisissante. Avec un style résolument moderne, des plans acrobatiques, un montage syncopé, il filme l’énergie et le mouvement avec vigueur et efficacité. A la différence près qu’avec le regard plus vaste qu’il porte ici sur le monde, le renoncement du monde des adultes est plus largement évoqué comme le renoncement du monde des hommes, on retrouve parfaitement dans EO la singularité aussi bien thématique que formelle qui caractérise le cinéma de Skolimowski. Après Quatre nuits avec Anna (Cztery Noce Z Anna, 2008) et Essential Killing (2011), EO est le troisième scénario que Skolimowski écrit avec Ewa Piakowska, également productrice des films du réalisateur.
Désarroi, angoisse, désillusion, tragédie, enfermement, mouvement ou exil, sont autant les questions existentielles et les thématiques que la marque même de l’œuvre du cinéaste. Une œuvre qui, comme le confirme EO, dans un parfait équilibre entre la sensualité et l’émotion, ou le comique et le tragique, reste toujours empreinte de l’extraordinaire humour noir et du cynisme du cinéaste, mais aussi de l’absurde et du burlesque, ou encore de l’ironie du monde contemporain dans lequel nous évoluons. L’œuvre de Skolimowski dénonce une société dont l’emprise sur les individus n’a de cesse de les contraindre et de les formater. Imprégné par l’originalité et l’incessante inventivité d’une forme d’expression libre et singulière, Skolimowski dresse à travers EO le portrait à la fois objectif et tragique de l’Homme qui n’a plus d’« humanité » que le nom.
Comme s’il avait été mis en scène de manière très libre, presque instinctive, avec le désordre des sentiments qui habite l’homme et la poésie musicale de sa mise en scène, Jerzy Skolimowski filme ici les difficultés et la complexité des comportements humains dans le style et la forme qui le caractérisent.
Fidèle à sa liberté formelle et à son inventivité, comme à ses idées et à son cynisme sur le monde et les hommes, Skolimowski utilise le prisme du regard de l’âne pour nous exposer sa représentation du monde et prend le parti de donner au film le point de vue de l’animal qui observe avec distance et désillusion la médiocrité des individus qui le composent. Avec une esthétique picturale exacerbée, une utilisation importante de la couleur rouge comme symbole de la souffrance, du sang ou encore de l’enfer, et un point de vue pour le moins original, le cinéaste témoigne du processus de déshumanisation de l’Homme par ses actes. Il nous montre la médiocrité des hommes à travers le regard innocent et incroyablement expressif d’un âne condamné à être le témoin stoïque, car impuissant, d’une inéluctable autodestruction. Pessimiste pour l’avenir de notre monde devenu impitoyable, Jerzy Skolimowski nous dit que l’âne est devenu plus « humain » que l’homme lui-même.
« Avec mon âne, le seul moyen de le persuader de faire quoi que ce soit était la tendresse : des mots susurrés à son oreille et quelques caresses amicales. » Jerzy Skolimowski.
De John Hurt et Alan Bates dans Le Cri du Sorcier (The Shout, 1978) à Vincent Gallo dans Essential Killing (2011), en passant par Jeremy Irons dans Travail au noir (Moonlighting, 1982) ou encore Robert Duvall dans Le Bateau Phare (The Lightship, 1985), Jerzy Skolimowski a dirigé de grands acteurs au cours de sa carrière.
EO, dont l’onomatopée polonaise est l’équivalent du Hi-Han en France, est un film basé sur les émotions. Le choix de l’âne, héros du film, était donc primordial. Parent pauvre du cheval, trop souvent méprisé, moqué et incompris, l’âne représente non seulement ici l’image du saint qui effectuerait silencieusement son chemin de croix, mais, par l’indifférence qu’il suscite, il est également la métaphore des minorités et incarne la différence, l’Autre.
« Casté » d’abord sur photo, gris avec des taches blanches autour des yeux, Tako a immédiatement séduit le cinéaste qui s’est déplacé pour lui rendre visite chez son éleveur : « Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il serait la star de mon film. ». Un second « casting » a été réalisé ensuite afin de lui trouver les meilleures doublures possibles. Six ânes au total ont été employés pour jouer EO : Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela. L’âne est un animal si complexe et têtu, qu’il a parfois été plus facile pour Skolimowski de réorganiser sa mise en scène ou tel mouvement de caméra prévu, plutôt qu’essayer de le convaincre de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire. Contrairement aux acteurs, incapable de jouer la comédie ou de faire semblant, l’âne ne vit que dans l’instant présent. Il EST.
Dans EO, comme souvent chez Skolimowski, seul l’instant présent compte. Il faut taire ses peurs et ses angoisses et vivre pleinement le présent. Il faut profiter de l’instant et aller de l’avant sans s’alourdir du passé tout en gardant conscience de l’inéluctable fin.
Comment profiter de la vie tant que nous le pouvons encore ? Comment vivre avant de disparaître ? On retrouve dans EO non seulement la vision qu’a le cinéaste de la vie, mais également la thématique de la lutte incessante contre la perte de l’innocence. Pour le cinéaste, afin d’éviter de tomber dans le renoncement des hommes, il faut vivre pleinement au présent, agir, profiter et rester insouciant. Dans un bouillonnement d’idées plastiques, Skolimowski accumule des scènes plus surprenantesles unes que les autres. Très esthétisées, ces scènes donnent un contre point à celles, tristes et désolantes, qui montrent le cauchemar du monde à travers la déchéance des hommes. C’est ce point de vue philosophique qui dès le départ dicte de manière magistrale la forme, l’histoire et le propos du film. En effet, cinéaste existentialistes’il en est, comme pour le philosophe Jean-Paul Sartre, pour Jerzy Skolimowski, l’existence précède l’essence. Il faut donc agir pour Être. Ce sont nos actions qui nous définissent. Nous sommes ce que nous décidons de faire. Nous sommes ce que nous faisons.
Avec des images de nature belles à couper le souffle et des séquences oniriques qui nous transportent à la limite du cinéma expérimental, épaulé par le travail du directeur de la photographie Michal Dymek, la musique du compositeur Pawel Mykietyn et le montage d’Agnieszka Glinska, Skolimowski nous propose de vivre avec EO, une véritable expérience sensorielle hallucinée et hallucinante. Non content de s’affranchir des règles de fabrication et de faire voler en éclat les règles du récit, à l’image de l’œuvre entière du cinéaste, EO transgresse impétueusement les codes (narratifs, propos, personnages, situations,…) avec une fascinante maîtrise. Aussi radical dans sa narration que dans sa forme immersive et viscérale, EO est un film très personnel qui pourtant s’adresse à chacun de nous. EO témoigne donc d’un geste de cinéma à la fois sincère et généreux. A l’image de son auteur virtuose, EO est un film aussi libre et insolent que fascinant et émouvant. Véritable choc esthétique et émotionnel, EO est un uppercut cinématographique, le nouveau coup de maître de Jerzy Skolimowski.
Brillante et alarmante réflexion sur l’absurdité de la vie, la médiocrité et la cruauté des hommes dans le monde contemporain, avec EO, Skolimowski nous offre à la fois une fable tragi-comique et un brûlot humanitaire sans concession. Poétique, audacieux, radical et singulier, libre et inventif, en parfaite symbiose formelle avec son discours, EO envoûte le spectateur avec sa forme surprenante et sa puissante esthétique picturale. Grand film réalisé par un grand cinéaste, EO est dans le même temps une extraordinaire leçon de cinéma et une grande leçon de philosophie. Du grand Art. Immanquable.
Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, EO est le vingtième film de Jerzy Skolimowski. Habitué des Festivals et des récompenses, le cinéaste a obtenu l’Ours d’Or au Festival de Berlin avec son film Le Départ en 1967. Présenté au Festival de Cannes en mai 1978, Le Cri du Sorcier a remporté le Grand Prix Spécial du Jury. Présenté au Festival de Cannes en mai 1982, Travail au noir a remporté le Prix du Scénario. Présenté à la Mostra de Venise en 1985, Le Bateau Phare a remporté le Prix Spécial du Jury. Présenté au Festival International du Film de Tokyo en 2008, Quatre Nuits avec Anna (Cztery Noce z Anna) a remporté le Prix Spécial du Jury. Présenté à la Mostra de Venise en 2010, Essential Killing a remporté le Grand Prix du Jury ainsi que le Prix d’Interprétation Masculine pour Vincent Gallo,… Skolimowski a également reçu un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière à la Mostra de Venise en 2016.
Steve Le Nedelec
EO un film de Jerzy Skolimowski avec Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela dans le rôle d’EO, Sandra Drzymalska, Tomasz Organek, Mateusz Kosciukiewicz, Lorenzo Zurzolo, Isabelle Huppert, Lolita Chammah… Scénario : Jerzy Skolimowski & Ewa Piaskowska. Image : Michal Dymek. Décors : Miroslaw Koncewicz. Costumes : Katarzyna Lewinska. Montage : Agnieszka Glinska. Musique : Pawel Mykietyn. Producteur exécutif : Jeremy Thomas. Producteurs : Jerzy Skolimowski et Ewa Piaskowska. Production : Skopia Films – RPC Recorded Pictures Company – Moderator Inwestycje. Distribution (France) : ARP Sélection (Sortie le 19 octobre 2022). Pologne – Royaume-Uni – Italie. 2022. 86 minutes. Couleur. Format image : 1.50 :1. DCP. Tous Publics. Prix du Jury, Festival de Cannes, 2022