Inutile de faire des grands efforts pour se souvenir des musiques d’Ennio Morricone : Le Bon, la Brute et le truand, Il était une fois dans l’Ouest, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Queimada, 1900, Il était une fois en Amérique, etc. Elles sont présentes comme au premier jour, choc esthétique et musical incommensurable. Ennio agissait comme un coréalisateur, ponctuant, renforçant et décuplant la force, l’émotion et le propos des centaines de films. Après les monuments précédemment cités des perles sont toujours à découvrir au gré des redécouvertes cinématographiques. Bien plus qu’une légende du cinéma, Ennio Morricone est un compositeur de génie, l’un des plus importants de la fin du XXe siècle.
Ennio de Guiseppe Tornatore, retrace ce parcours fabuleux dans un documentaire qui atteint bien souvent à l’émotion, celle de voir un familier, quelqu’un qui a fait partie à jamais de notre univers. Comme le raconte l’un des intervenants, à chaque fois que l’on sortait d’un de ses films, on avait qu’une envie achetée le 33 tours ou la cassette. Le public avait, dès les années 60, saisi le génie et la modernité d’Ennio Morricone bien avant la critique.
Guiseppe Tornatore a eu l’intelligence (et la confiance du Maestro) de lui consacrer un documentaire dont le tournage s’est étalé sur cinq ans. Tornatore a ainsi pu le suivre à travers le monde pour ses concerts. Morricone est même surpris de sa popularité sur tous les continents. Des foules immenses qui se pressent à ses concerts. Le film bénéficie surtout d’une longue interview du Maestro, au cours de laquelle il évoque son enfance, ses débuts et sa carrière. Images uniques de Morricone dans son bureau où s’amoncellent, partitions, livres et CD. Comme si toute sa vie était dans cet espace. Il y crée et dirige mentalement sa musique. Ennio Morricone, c’est la permanence de la musique, chaque seconde de sa vie lui est entièrement consacrée.
Et puis les souvenirs remontent à la surface. Que de chemin parcouru, par ce petit garçon pauvre qui souhaitait devenir médecin, mais que le père trompettiste pousse à faire carrière dans la musique : « J’ai nourri ma famille avec la trompette, tu feras de même ». Nous sommes à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. L’Italie se relève, l’envie de vivre parcours le pays. Le public se presse dans les salles de spectacle avec ses comiques (qui feront bientôt le triomphe de la comédie italienne) et ses Girls, dans les rues défilent les fanfares, la vie renaît. Le petit Ennio accompagne son père pour des salaires de misère, mais il aime cette ambiance de festive, de musique, de création et de fête populaire. Il entre au conservatoire, regardé de haut par ses camarades de classe sociale plus noble.
Il reste pour eux, un pauvre, un trompettiste de foire… le solfège est difficile, mais il parvient à intégrer un cours sur la composition sous la direction du compositeur Goffredo Petrassi. A dix ans, Ennio, déchiffré déjà à l’oreille une musique. La découverte de Stravinsky lui fait entrevoir l’immense champ des possibles. Il est définitivement happé dans la musique.
Dire que l’un des géants du cinéma (et de la musique du XXe siècle), a souffert de la non-reconnaissance de ses pairs. Trop populaire. R.C.A. l’engage comme arrangeur pour ses chansons de variétés en perte de vitesse. Ennio dynamise ses vieilles rengaines par l’ajout de sons improbables obtenu avec des conserves, des seaux d’eau jetée dans une baignoire, etc. Il expérimente et combine les sons. Vite repéré, on lui commande des musiques de film, mais aussi des premiers westerns italiens : Duel au Texas (Duello nel Texas, 1963), Mon Colt fait la loi (Le pistole non discutono, 1964) qu’il signe sous pseudonyme (Dan Savio). Sergio Leone, le repère, et lui confie la musique d’Une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, 1964). Curieusement, ils furent camarades de classe durant leur enfance. Pour son premier Dollar, Leone pense à une simple reprise de Rio Bravo, Morricone, lui propose une autre voix, plus atypique, qu’il va accentuer avec …et pour quelques dollars de plus (Per qualche dollaro in più, 1965) et se radicaliser avec ses westerns suivants. La relecture de la mythologie du western par Leone et la musique de Morricone, mixte de classicisme et d’innovation, marque une révolution dans le genre. Le couple Leone – Morricone est définitivement sur les rails.
Morricone est sollicité de toute part et s’adapte à tous les univers tout en poursuivant ses expérimentations. Gillo Pontecorvo, réfractaire à la musique de film, le demande pour La Bataille d’Alger (La battaglia di Algeri, 1966). Le résultat est si unique qu’il ne pourra plus sans séparer. Pour Queimada (1969), Morricone réinvente totalement une partition dont l’origine se trouve dans Les Cannibales (I cannibali, 1970)de Liliana Cavani, à la demande de Pontecorvo. Abolição, un autre chef-d’œuvre, propulse Queimada, l’une des plus grandes analyses de la domination capitaliste, vers l’Opéra ethnique.
Pier Paolo Pasolini, lui donne une pile de disques de Bach (l’accompagnement traditionnel de ses films), Morricone lui demande carte blanche ce que le cinéaste intelligemment lui donne. Le générique chanté Des oiseaux, petits et gros (Uccellacci e uccellini, 1966), plus qu’une nouveauté, est une merveille d’intelligence, entre chants de troubadour et ironie, fibre populaire et intellectuelle, il est la parfaite illustration de l’art de Pasolini. C’est le début d’une longue et fructueuse collaboration.
Une des caractéristiques de Morricone est sa fidélité sans cesse renouvelées avec Mauro Bolognini, Elio Petri, et bien d’autres. Il n’en demeure pas moins ouvert aux jeunes cinéastes comme Bernardo Bertollucci, Prima della rivoluzione (1964), Marco Bellocchio, Les poings dans les poches (I pugni in Tasca, 1965) ou Dario Argento, L’oiseau au plumage de cristal (L’uccello della piume di cristallo, 1970).
Morricone se lance des défis ainsi, la construction musicale du Clan des Siciliens (1969) est particulièrement complexe. Il ne cesse d’expérimenter. Les années 60 sont une période d’une intense créativité (plus de 20 films certaines années)… qui ne prendra jamais fin.
Impressionné par Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Stanley Kubrick appelle Ennio Morricone qui enthousiaste accepte de « faire » Orange Mécanique. Mais Leone, au courant, peut-être par jalousie, fait capoter l’affaire en argumentant auprès de Kubrick que Morricone travaille sur son Il était une fois la Révolution, alors que l’enregistrement est déjà bouclé. Le film de Kubrick est le seul regret exprimé par Ennio Morricone.
Ennio de Tornatore fourmille de mille anecdotes qui éclairent les relations que le compositeur entretenait avec ses confrères réalisateurs. Un documentaire dont la durée (2h30) semble bien courte face à l’immensité des créations d’Ennio Morricone. Comme le dit Bernardo Bertolucci : « Morricone, c’est la fusion de la prose et de la poésie », on ne saurait être plus juste.
Fernand Garcia
Ennio un film de Giuseppe Tornatore avec Ennio Morricone et des interventions de Bernardo Bertolucci, Clint Eastwood, Dario Argento, Joan Baez, Marco Bellocchio, Roland Joffé, David Puttman, Quincy Jones, Hans Zimmer, Paolo et Vittorio Taviani, John Williams, Terrence Malick… Scénario : Giuseppe Tornatore. Image : Fabio Zamarion et Giancarlo Leggeri. Montage : Massimo Martinelli et Fabio Venturi. Musique : Ennio Morricone. Producteur associé : Wong Kar-wai. Producteurs : Gianni Russo et Gabriele Costa. Production : Piano B. Productions – Potemkino – Terras – Gaga – Block 2 Distribution – Timvision. Distribution (France) : Le Pacte (Sortie France : 6 juillet 2022) Italie – Belgique – Japon – Hong-Kong. 2021. Mostra de Venise, sélection officielle, 2021. Tous Publics. Festival de Venise, 2021.