En 1974, Emmanuelle devient l’un des plus grands succès de l’histoire du cinéma français. Ce film, petite production à l’origine, est une adaptation du roman d’Emmanuelle Arsan, publié en 1959 par Éric Losfeld. Il marque la première production d’Yves Rousset-Rouard, venu du monde de la publicité, et constitue également le premier long-métrage de Just Jaeckin, photographe de charme. Emmanuelle, c’est avant tout la beauté envoûtante de Sylvia Kristel, qui devient instantanément une star mondiale. Tourné en Thaïlande et aux Seychelles, le film est un érotisme « soft », agrémenté de quelques scènes sulfureuses, dont une scène dans un cabaret où une danseuse fait un usage particulier d’une cigarette (scène coupée dans certaines versions).
Ce succès engendre une série de films, dont deux autres produits par Yves Rousset-Rouard, suivis de plusieurs par Alain Siritzky, qui reprend le flambeau. Emmanuelle ouvre également la voie à toute une sous catégorie de films érotiques, dont la série Emanuelle avec Laura Gemser. Dans les années 1990, une série télévisée est produite, avec Sylvia Kristel et George Lazenby apparaissant en passagers d’un avion au début de chaque épisode.
En 2022, lors du festival de Cannes, Goodfellas annonce le retour d’Emmanuelle sur grand écran. Le film sera une version « féministe » avec Léa Seydoux dans le rôle principal, et Audrey Diwan, lauréate du Lion d’Or à Venise pour L’Événement (2021), à la réalisation. En cours de route, Lea Seydoux abandonne son siège à Noémie Merlant.
Emmanuelle reprend vaguement le début du roman et du film original. Emmanuelle (jouée par Noémie Merlant), en quête d’expériences interdites, cède aux avances d’un homme en classe affaires lors d’un vol, mais ne trouve aucun plaisir dans cette rencontre. Cette nouvelle version suit son long parcours à travers les couloirs d’un hôtel de luxe à la recherche du plaisir, puis dans les ruelles labyrinthiques de Hong Kong. L’érotisme est affaire de regard, mais la réalisatrice n’ose jamais l’affronter de manière directe.
Dans les nouveaux codes amoureux, empreints du féminisme 2020, il semble devenu impossible de filmer une femme de manière sensuelle ou érotique. Ainsi, les scènes dites « chaudes » sont volontairement atténuées, sans doute pour éviter le regard voyeur (celui du mâle). Par exemple, lors d’une scène de double masturbation féminine, le cadre exclut les parties intimes féminines, rappelant le cadrage « espagnol » des années 70. À l’époque, pour éviter de montrer le pubis d’une femme, on utilisait un cache au format 1.85:1 qui faisait tomber ces détails hors du champ de vision en Espagne, alors que dans d’autres pays, le film était diffusé en plein cadre (1.33:1), réintégrant ainsi l’objet censuré. Le cadrage était alors une affaire de censure. Dans cette nouvelle version d’Emmanuelle, c’est un peu la même chose : la sexualité ne doit ni excité ni susciter de fantasmes chez le spectateur, ni chez la spectatrice. Le sexe y est triste, sans attrait. Emmanuelle est quasiment anti-érotique.
L’érotisme évacué, que reste-t-il ? Emmanuelle n’est plus la femme d’un ingénieur, comme dans le livre, mais une femme libre, solitaire, travaillant comme contrôleuse qualité pour une chaîne d’hôtels. Le film tente maladroitement de construire un discours sur l’exploitation des femmes dans l’univers des palaces. À travers les couloirs, on aperçoit des femmes de chambre s’affairant, polissant les rampes ou s’efforçant de nettoyer des chambres. Mais le regard d’Emmanuelle se pose sur une jeune Chinoise, Zelda, qui se prostitue dans l’établissement. Elles se découvrent des points communs : au-delà de leur rapport au sexe, elles partagent des origines modestes, tout en évoluant dans un monde d’ultra-riches, principalement masculin. La sororité transcende ici les classes sociales, mais en évacuant l’homme blanc du récit, il ne reste qu’une femme blanche en position de domination. Les personnages asiatiques sont relégués à des rôles fantomatiques (pour les hommes) ou à de simples objets de désir, utilisés par Emmanuelle pour son plaisir final.
Esthétiquement, le film tente de retrouver les lumières de Wong Kar-wai, une tâche impossible, car il oublie que la lumière doit émaner des personnages, et non l’inverse. Emmanuelle 2024, désincarnée, est un échec total. Mais pouvait-il en être autrement pour un film qui abandonne complètement la dimension populaire d’Emmanuelle ?
Fernand Garcia
Emmanuelle, un film d’Audrey Diwan avec Noémie Merlant, Will Sharpe, Jamie Campbell Bower, Chacha Huang, Anthony Wong, Naomi Watts… Scénario : Audrey Diwan et Rebecca Zlotowski d’après le roman d’Emmanuelle Arsan. Image : Laurent Tangy. Décors : Katia Wyszkop. Costumes : Jürgen Musique : Evgueni Galperine et Sacha Galperine. Montage : Pauline Gaillard. Producteurs : Brahim Chioua, Vincent Maraval, Edouard Weill, Victor van der Staay, Laurence Clerc, Reginald de Guillebon, Marion Delord et Audrey Diwan. Production : Rectangle Productions – GoodFellas – Chantelouve – Netflix – Logical Content Ventures. France Télévisions. Distribution (France) : Pathé (Sortie le 25 septembre 2024 ). France. 2024. 1h47. Couleur. Format image 2,39:1. Dolby Digital. Sélection Festival de San Sebastian, 2024. Interdit aux moins de 12 ans.