Dora accuse un retard mental. A dix-huit ans, elle vit entourée de l’amour protecteur de ses parents Kristin et Felix. De temps en temps, Dora aide une amie vendeuse de quatre-saisons dans une artère de la ville. Un jour, elle remarque un homme qui aménage une vitrine de l’autre côté de la rue. Dora le suit, il s’en rend compte et l’entraîne dans les toilettes publiques du métro. Il profite de Dora…
Dora ou les névroses sexuelles de nos parents est un film dérangeant, fort et intelligent. Dora est une handicapée mentale dont le corps ressent les premiers désirs. Sa mère Kristin en prend conscience mais refuse de le voir. Ainsi quand Dora se caresse dans son bain, elle poursuit la lecture d’un conte. Pour Kristin, Dora est une enfant, handicapée et certainement pas une jeune femme. Elle n’imagine pas que sa fille puisse avoir une sexualité. Kristin est dans une norme que le désir d’indépendance de sa fille va bousculer. La sexualité pour Kristin entre dans un cadre précis: l’amour physique se fait dans l’intimité de la chambre avec un objectif de la procréation. Elle essaie de donner à son mari un enfant sain avant que la ménopause ne réduise à néant ses espoirs. Elle travaille dans une boîte de nuit où l’amour le plus débridé et bourgeois s’épanouit tous les soirs sous ses yeux. Mais là aussi c’est dans une norme encadrée par les conventions de la société. Dora est marginalisée par son handicap. Elle doit être protégée. Mais cette protection est une contrainte, une prison. Dora éprouve instinctivement le désir de vivre pleinement, librement. Elle choisit un homme, un inconnu, qui lui plaît, Peter. L’homme profite d’elle. La séquence est ambiguë et c’est tant mieux. On peut la voir comme un viol, pourtant Dora a librement suivi cet homme et désire de découvrir le sexe. La même scène dans les toilettes d’une discothèque avec une jeune femme saine exprimant même désir ne poserait aucun problème. La grande force de la scène est que son « amant », Peter, est un homme séduisant et non vieux dégueulasse qui cherche à satisfaire sa libido. Pour la mère, il s’agit ni plus ni moins d’un viol et elle va tout faire pour en retrouver l’auteur. Pour la fille c’est la naissance de quelque chose sur laquelle elle ne met pas de mot. De Peter, nous ne saurons pas grand-chose. Le couple va se retrouver et vivre une relation sexuelle intense. Ils sont en marge de la société. C’est un étrange couple à la Sailor et Lula (Wild at Heart de David Lynch, 1990) auquel Stina Werenfels fait par deux fois référence : dans une scène de danse de Peter et Dora sur une musique rock à côté de leur voiture décapotable, dans une autre où Dora offre à Peter une veste en peau de serpent.
Kristin, et un peu son mari plus conciliant, va tout faire pour que cette relation cesse. Il s’agit pour Kristin d’une transformation radicale de sa vie à partir du moment où Dora tombe enceinte. Elle passe de mère à grand-mère. Ainsi toutes les restrictions, morales et sexuelles, que Kristin a tenté de mettre en place s’effondrent… et c’est l’indépendance de sa fille qu’elle doit accepter, tandis que Dora s’émancipe et découvre que l’amour porte en lui bien des souffrances.
Stina Werenfels aborde frontalement son histoire. Elle ne cède en rien à la facilité et défriche un territoire balisé par les tabous et les a priori. Elle pose des questions et nous interroge sur notre relation au handicap. Son film n’est pas une thèse pour dossier de l’écran mais une œuvre cinématographique, parfaitement mis en scène et esthétiquement remarquable. A aucun moment on n’image que le film tire son origine d’une pièce de théâtre (de Lukas Bärfuss).
La jeune actrice Victoria Schulz est si bluffante dans le rôle de Dora, qu’on se demande si elle est réellement handicapée ou non. Sa performance lui a valu le prix d’interprétation au Festival de Films de Femmes 2016. Jenny Schily, la mère, incarne avec une grande justesse toutes les contradictions d’une femme entre deux âges qui ne veut pas perdre le contrôle sur sa vie et celle de sa fille. Enfin, Lars Eidinger, sorte de Nicolas Cage germanique, l’amant de Dora, réussit à rendre intéressant un personnage au comportement énigmatique et c’est tant mieux.
Dora ou les névroses sexuelles de nos parents est le deuxième long-métrage de la réalisatrice suisse Stina Werenfels, c’est à tout point de vue une réussite que nous vous encourageons à découvrir, et que le Festival International de Films de Femmes a couronné de son Grand Prix en 2016.
Fernand Garcia
Dora ou les névroses sexuelles de nos parents (Dora oder Die sexuellen Neurosen unserer Eltern) un film de Stina Werenfels avec Victoria Schulz, Jenny Schily, Lars Eideinger, Urs Jucker, Knut Berger, Sarah Brie, Thelma Buabeng… Scénario : Stina Werenfels, Boris Treyer d’après la pièce de Lukas Bärfuss. Images : Lukas Strebel. Décors : Beatrice Schultz. Son : Pierre Tucat. Montage : Jann Anderegg. Musique : Peter Scherer. Producteurs : Samir – Karin Koch. Coproducteurs : Nicole Gerhards. Stina Werenfels. Edouard A. Stöckli Production : Dschoint Ventschr Filmproduktion AG. Co-production : Niko Film – Aleppo Films – Arena Cinemas AG. Distribution (France) : Esperanza productions (Sortie le 7 juin 2017). Suisse – Allemagne. 2015. 90 minutes. Format image : 1,85 :1. Couleur. DCP. Dolby SR. Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement. 65e Berlinale 2015, Panorama. Festival de Locarno. Grand Prix du Jury et Prix d’interprétation féminine au Festival International du Film de Femmes, Créteil 2017.