Si Pansy et Chantelle sont sœurs, tout dans leur personnalité les oppose. Pansy est rongée par la douleur physique et mentale et son rapport au monde ne passe que par la colère et la confrontation. Ecorchée vive, Pansy se fâche, tout le temps, avec tout le monde, et tout particulièrement avec son mari Curtley et leur fils Moses. Curtley ne sait plus comment la gérer, tandis que Moses vit dans son propre monde. Chantelle, elle, est tout le contraire de sa sœur. Dans son salon de coiffure, elle est la confidente bienveillante et amusée de ses clientes, et entretient une relation complice avec ses deux filles. Lors de la fête des mères, la famille se réunit. L’occasion, peut-être, pour les deux sœurs de se parler… car seule Chantelle, la comprend et peut peut-être l’aider.
Né le 20 février 1943 au Royaume-Uni, Mike Leigh est d’abord un homme de théâtre. Metteur en scène, réalisateur, auteur et scénariste britannique, se destinant d’abord au métier d’acteur, Mike Leigh a étudié à la Royal Academy of Dramatic Art Schools à Londres, au Central Art Schools puis à la London Film School. Il écrit et monte plus de vingt pièces de théâtre tout en travaillant pour la télévision (Channel Four et la BBC). En 1971, il réalise son premier long métrage, Bleak Moments, adapté d’un de ses spectacles et pour lequel il remporte le Léopard d’or au festival de Locarno, la première des innombrables sélections et récompenses qu’il obtiendra avec ses œuvres au cours de sa carrière comme : le Prix de la mise en scène à Cannes en 1993 pour Naked, doublé du Prix d’interprétation masculinepour David Thewlis, qui apportera la reconnaissance internationale au cinéaste, la Palme d’or en 1996 avec Secrets et Mensonges (Secrets and Lies) avec Marianne Jean-Baptiste, Timothy Spall et Brenda Blethyn qui obtiendra également le Prix d’interprétation féminine, ou encore le Lion d’or à Venise en 2004 pour Vera Drake.

Après deux films historiques en costumes (le biopic Mr. Turner en 2014 avec Timothy Spall et Peterloo en 2018 resté inédit en France), et six ans d’absence, Deux Sœurs (Hard Truths), le dernier film du réalisateur britannique Mike Leigh, marque un retour au drame contemporain (nous sommes ici au lendemain de la pandémie de Covid-19), ainsi qu’à son style unique d’exploration des complexités de la condition humaine à travers les relations familiales. Un style singulier qui se distingue par le parti pris radical d’une approche du cinéma résolument réaliste et intimiste au travers de thématiques existentiels récurrentes chez le cinéaste comme la vie, l’amour, le temps qui passe, la mort ou encore le deuil.
« Je ne fais pas de films prescriptifs, ni de films à thèse. Vous ne sortez pas de la salle avec une idée claire de ce qui est bien ou mal. Mes films sont ambivalents. Vous repartez avec du travail à faire. Mes films sont des sortes d’enquêtes. Ils posent des questions… » Mike Leigh.
Pourfendeur du libéralisme et fin portraitiste des classes populaires anglaises, si, depuis ses débuts, Mike Leigh capte la brutalité de la vie quotidienne à travers des personnages profondément humains, souvent pris dans des dilemmes émotionnels et des situations difficiles, traitant des souffrances de la dépression, Deux Sœurs ne déroge pas à la règle. Deux Sœurs explore les vies de deux sœurs prises dans une dynamique familiale complexe et douloureuse. Lorsque la dépression touche un individu, en plus d’être « destructrice » pour lui, elle entraîne aussi des répercussions pouvant être dévastatrices pour ses proches. Si, comme le disait Jean-Paul Sartre, « L’enfer, c’est les autres », on pourrait dire au sujet de la dépression : L’enfer c’est moi.

Comme dans ses œuvres précédentes, Leigh excelle ici dans la création de personnages profonds, réalistes et victimes des contradictions de leurs existences. Tourné en pellicule en six semaines à Londres, le cinéaste nous offre à nouveau un film à la fois poignant et implacable dans son exploration des relations familiales difficiles.
Entre humour grinçant et gravité, drôle et tragique, le film, comme tout le cinéma de Mike Leigh, s’attache à mettre en scène les drames intimes de personnes ordinaires. Ancrés dans la tradition britannique du « Free cinema » dans la manière d’explorer le quotidien sans fard de gens « simples » de la classe ouvrière, le metteur en scène utilise l’humour dans ses films afin de garder une distance avec ses personnages en dépit des situations difficiles qu’ils vivent. Avec ses compatriotes Ken Loach et Stephen Frears, Mike Leigh a renouvelé le cinéma social britannique et européen.
La force de Deux Sœurs réside avant tout dans la richesse et la complexité de ses personnages. Leigh, fidèle à sa méthode de travail, a construit des personnages d’une grande profondeur, sans jamais sombrer dans le cynisme, la caricature ou le manichéisme.

Signé par Mike Leigh, sans concession, le scénario est typique de l’œuvre de son auteur. Marqué par la lenteur et la subtilité, le scénario de Deux Sœurs se distingue par sa capacité à saisir des instants de tension, où un regard, un mot, ou un geste pris au détour d’une conversation, peut changer la trajectoire d’un personnage. Chargés de sous-entendus, les dialogues sont parfois plus puissants que les actes eux-mêmes. C’est cette exploration des zones d’ombre, ce refus du spectaculaire au profit de la vérité émotionnelle, qui donne toute sa richesse au film. En ce sens, Deux sœurs reprend les grandes lignes des œuvres précédentes de Leigh, tout en les approfondissant et en offrant un regard encore plus subtil sur les rapports humains.
« Je commence le travail individuellement avec chaque comédien, en lui demandant de faire une liste de personnes réelles qu’il connaît et je pioche parmi ces propositions. C’est ce qui constitue la base des personnages. » Mike Leigh.
Si Mike Leigh est un incontestable grand peintre des tourments, c’est aussi un grand directeur d’acteurs. Reconnu pour sa méthode de travail unique avec ses comédiens, l’approche de Mike Leigh se distingue par la singularité de sa mise en scène, qui, entre autres, repose sur l’improvisation des comédiens dans la création des personnages et des dialogues, une technique qui permet à ces derniers de participer activement à l’élaboration du récit, mais aussi, d’incarner pleinement leurs rôles et d’ajouter une authenticité exceptionnelle aux scènes. Chaque interaction entre les personnages semblant spontanée et réaliste, cette méthode apporte une grande fluidité à l’histoire et renforce l’impact émotionnel du film. Bien que le personnage de la mère défunte ne figure pas à l’écran, son personnage, son passé, ses relations avec ses filles ont été inventés en amont du tournage. À partir de là, Mike Leigh a décidé de placer son action le jour de la Fête des Mères, comme si, par tradition familiale, ces femmes devaient venir sur la tombe de leur mère… Dans Deux Sœurs, Leigh applique donc à nouveau cette méthode, créant des personnages d’une grande profondeur en les inscrivant dans une trame émotionnelle à la fois subtile et nuancée.

« Mike Leigh considère les acteurs et les actrices comme des artistes créatifs à part entière, et non comme de simples interprètes. On crée le personnage avec lui. On crée le dialogue. C’est une collaboration et une expérience uniques ! » Marianne Jean-Baptiste.
Avec son casting où le metteur en scène retrouve, trente ans plus tard, la comédienne Marianne Jean-Baptiste, la révélation de Secrets et Mensonges (Secrets and Lies, 1996), il est difficile de ne pas penser à ce film où Leigh analysait déjà les fractures invisibles entre les membres d’une famille.
Les personnages féminins de Mike Leigh ont toujours été d’une grande richesse émotionnelle, et ces deux sœurs ne font pas exception. Magistrales dans les rôles des deux sœurs, les deux actrices principales, Marianne Jean-Baptiste et Michele Austin, livrent des performances d’une grande intensité. Performances que le cinéaste magnifie par ses gros plans sur les visages qui laissent voir toutes les nuances et la complexité des émotions humaines. Marianne Jean-Baptiste incarne Pansy et Michele Austin, quant à elle, incarne Chantelle. Toutes deux portent le film sur leurs épaules, et leurs interprétations sont d’une subtilité et d’une justesse remarquables faisant naturellement ressortir les failles et les forces de leurs personnages. Les interactions entre les deux actrices sont d’une grande justesse, et chacune parvient à donner vie à un personnage à la fois fort et vulnérable. Leur alchimie à l’écran rend le film particulièrement passionnant.
Comme les dialogues, qui sonnent toujours justes, aussi puissants que les mots prononcés, toujours au plus près des personnages et de l’instant présent, la caméra capte les silences aussi bien que les mots, créant une atmosphère où l’authenticité des personnages prime sur l’artifice visuel. Connu pour son style minimaliste, le cinéaste évite ainsi les effets superflus. Sans fioriture, épurée, « simple » et sobre, sa mise en scène naturaliste se concentre uniquement sur l’essentiel, à savoir, les relations humaines. À cet égard, composée à partir des images du premier montage du film par Gary Yershon, le compositeur attitré du réalisateur depuis Be Happy (Happy-Go-Lucky) en 2008, parfait reflet des émotions que provoquent les images, la bande originale du film est également utilisée avec une grande subtilité, favorisant l’immersion dans l’univers des deux sœurs sans jamais forcer le pathos.

Collaborateur de longue date de Mike Leigh, le directeur de la photographie Dick Pope, signe ici une œuvre visuelle d’une grande sensibilité. La lumière, douce et tamisée, crée une atmosphère intimiste et met en valeur les espaces clos, où les personnages semblent enfermés dans leurs propres émotions. Dick Pope capte avec une grande délicatesse les regards échangés, les silences lourds, et les moments de tension, en privilégiant des plans longs et précis qui laissent aux acteurs le temps de vivre leurs émotions à l’écran. La photographie soutient ainsi parfaitement le ton du film.
Simples mais très évocateurs, souvent réduits à l’intimité d’un intérieur, les décors sont conçus par Suzie Davies qui, en plus d’avoir déjà collaboré avec Mike Leigh sur Mr. Turner et Peterloo, a entre autres récemment conçu ceux du film Conclave (2024) réalisé par Edward Berger. Si les cadres paraissent « simples », capturant parfaitement la fragilité des personnages dans leurs moments de vulnérabilité, leur impact est immense. Chaque plan est en fait savamment calculé pour maximiser l’intensité émotionnelle et faire des décors des personnages à part entière, soulignant l’oppression et l’enfermement des protagonistes.
Le montage de Tania Reddin joue un rôle crucial dans le rythme et la fluidité du film. Son travail, très subtil, accentue l’intensité des échanges entre les personnages en favorisant des transitions lentes et réfléchies. Le montage ne cherche pas à accélérer les événements, mais plutôt à laisser les personnages respirer, à donner le temps à leurs émotions de s’exprimer pleinement. Les scènes de confrontation sont d’autant plus puissantes que le montage choisit de les faire durer, capturant chaque instant de tension et d’incompréhension. Tania Reddin parvient à équilibrer les moments de calme et de tension, à la fois en soutenant le processus d’introspection des personnages et en accentuant les moments de rupture émotionnelle. Cela permet de créer une immersion totale dans l’univers des deux sœurs, où chaque geste et chaque parole prennent une importance particulière.
Œuvre réalisée tout en nuances et où chaque « détail » compte, de l’écriture du scénario précis et émouvant, à la musique discrète de Gary Yershon, en passant par les performances exceptionnelles de Marianne Jean-Baptiste et Michele Austin, les décors évocateurs de Suzie Davies, le montage subtil de Tania Reddin, la lumière raffinée de Dick Pope, et bien évidemment la mise en scène brillante de Mike Leigh, chacun des choix esthétiques et techniques du film joue un rôle essentiel dans la narration du film comme il participe activement à son réalisme saisissant.

Comme nous a habitué Mike Leigh, alliant sa maîtrise de la narration intimiste, toujours attentive aux gestes quotidiens comme aux non-dits, aux conflits internes et aux silences lourds de sens qui dévoilent des « vérités » cachées, à son regard acerbe de la société contemporaine, Deux Sœurs se distingue par son exploration et la réflexion qu’il nous donne des caractères et des relations entre les individus. Les « Hard Truths » (« Dures Vérités ») du titre original, bien plus juste et parlant que le titre français, ne sont pas seulement celles qui émergent au fil du récit, mais elles sont aussi celles que les personnages doivent affronter à l’intérieur d’eux-mêmes, entre regrets et acceptation. Le film invite à une réflexion sur la manière dont le temps altère, distord et parfois empêche la réconciliation, aussi bien avec les autres qu’avec soi-même.
Les personnages ne sont pas simplement en quête de réconciliation avec les autres ou eux-mêmes, mais aussi, dans un sens plus large, en quête d’un moyen de réintégrer les parties perdues de leur histoire sans se perdre soi-même.
Œuvre intensément humaniste et émouvante qui ne cherche jamais à excuser ou à expliquer les comportements des personnages, Deux Sœurs porte immanquablement la marque du cinéaste. L’exploration sans compromis de la famille, de la culpabilité et du besoin de vérité traduit à nouveau sa capacité à scruter les subtilités des relations humaines. En dépit de sa simplicité apparente, le film est d’une immense richesse émotionnelle, où chaque personnage est une facette d’un problème plus vaste à la portée universelle. Le réalisateur parvient, une fois de plus, à rendre son récit aussi brutal que beau et aussi dérangeant et subversif que nécessaire. Deux Sœurs est un film qui invite à la réflexion. Deux Sœurs est un film qui nous touche au plus profond de nos convictions et de nos expériences. Un film qui nous parle de nos vies et nous touche en plein cœur.
En définitive, Deux Sœurs est un film exigeant qui rend hommage à la complexité de l’âme humaine. A travers Deux Sœurs, Mike Leigh dépeint avec acuité les dynamiques humaines et notamment les fractures intimes qui existent au sein des familles et les vérités inavouées, avec une attention particulière accordée aux contradictions et aux tensions sous-jacentes qui façonnent nos vies. Intense et d’une puissance émotionnelle rare, avec Deux Sœurs, Mike Leigh prouve une nouvelle fois qu’il est un maître de la dramatisation de l’intime. La réussite indéniable de Deux Sœurs témoigne du fait que Mike Leigh reste l’un des maîtres du cinéma réaliste et demeure toujours l’un des plus grands cinéastes contemporains. Du Grand Art. Sublime.
Steve Le Nedelec

Deux Sœurs (Hard Truths) un film de Mike Leigh avec Marianne Jean-Baptiste, Michele Austin, David Webber, Tuwaine Barrett, Sophia Brown, Jonathan Livingstone… Scénario : Mike Leigh. Image : Dick Pope. Décors : Suzie Davies. Costumes : Jacqueline Durran. Montage : Tania Reddin. Musique : Gary Yershon. Producteur : Georgina Lowe. Production : Film4 – The MediaPro Studion – Thin Man Films – Creativity Media – RTVE. Distribution (France) : Diaphana Distribution (Sortie le 2 avril 2025). Royaume-Uni – Espagne. 2024. 97 minutes. Couleur. Format image : 2,35:1. NYFF62 – Tiff – BFI London Film Festival, 2024. Ouverture de la Rétrospective Mike Leigh, Cinémathèque Française, 2025. Tous Publics.