La disparition de David Lynch résonne comme celle d’un ami dont les nouvelles nous parvenaient de temps à autre, venues d’un pays lointain. Lynch faisait partie de notre quotidien. Plus encore, il est de ces artistes qui façonnent notre rapport au monde, dans ses formes visibles et invisibles. Cette « présence » intime établit un lien profondément personnel.
Dès le premier plan d’Eraserhead — un espace infini, une planète aride, la tête d’un homme, un embryon —, ces couches de réalité visible et invisible se superposent dans un univers en perpétuelle expansion. L’homme est fait de mystère, de peur, d’insolite et d’une part indéchiffrable, autant intérieure qu’extérieure. Le monde que nous traversons mentalement ou spirituellement ne nous apparaît que par bribes. Le but n’est pas de tout comprendre, mais de savoir que des milliards de possibilités nous entourent.
Cette galaxie lynchienne, multidimensionnelle, à la fois sombre et lumineuse, tisse un lien intemporel entre le passé et demain. Née dans une vie intra-utérine, dans les pulsations de l’enfance, elle éclot dans un monde de violence, et l’art — sous ses formes multiples, musique, peinture, littérature, cinéma — éclaire un angle de ce vaste mystère.
Tout s’efface, mais rien ne disparaît. Eraserhead, c’est la touche d’effacement du Nagra, celle qui supprime le son sur la bande magnétique. Mais même si la bande est désormais silencieuse, elle ne revient jamais à l’état de vide initial. Le nouveau son qui va la recouvrir ne pourra pas entièrement écraser l’ancien ; dans la texture même, l’ancien hurle depuis un au-delà devenu inaccessible, mais toujours présent. Il suffit de prêter attention, d’écouter et de regarder pour que ces couches se rejoignent. Si différentes soient-elles, elles sont animées par une pulsation de vie et de mort, qui s’effacent mutuellement pour se fondre dans un même mouvement. Le temps et l’espace ne sont plus que des illusions ; ils se confondent en une seule réalité.
Toute l’œuvre cinématographique de David Lynch repose sur cette superposition, ces allers-retours entre des dimensions multiples. Une route sans fin, sur laquelle nous avançons dans la nuit, éclairés seulement par des phares dont la lumière ne porte qu’à quelques misérables mètres. Il ne fait aucun doute que nous sommes embarqués sur une Lost Highway. D’où surgit-elle ? Où mène-t-elle ? En quelle année sommes-nous ? se demande-t-on à la fin de Twin Peaks : The Return.
Les films de David Lynch sont comme une boule à neige (Wild at Heart / Sailor & Lula) que l’on secoue, dispersant des particules qui se réarrangent différemment à chaque nouvelle vision. Tout est déjà contenu dans l’œuvre, il suffit d’ouvrir son esprit pour en saisir les méandres. Dans Mulholland Drive, un bref plan subjectif de Betty Elms (Naomi Watts) posant sa tête sur un oreiller renferme la clé de toute la narration. Ce moment, juste avant son suicide, représente la montée à la surface des images enfouies dans son subconscient. La réalité s’efface alors au profit de ses désirs, créant un dédoublement de sa personnalité où les rêves de gloire se heurtent aux sombres trottoirs de Los Angeles. Cette ville, présentée ici comme un empilement de désillusions, devient le théâtre d’une marche funèbre où le rêve hollywoodien se dissout. Betty, incapable de trouver la reconnaissance qu’elle cherche, se laisse glisser dans une autodestruction qui devient son ultime désir de libération.
S’évader, comme dans Elephant Man, devient alors l’unique issue : vivre pleinement ne se trouve plus dans l’accomplissement terrestre, mais dans l’abandon de ce monde cruel. À l’instar de John Merrick, Betty cherche à s’allonger, à se reposer enfin et partir, heureuse, vers les étoiles, dans un dernier souffle de rédemption.
Dorothy Vallens (Isabella Rossellini) émerge nue dans la nuit de Blue Velvet, une image profondément marquante, tirée des souvenirs d’enfance de David Lynch. Cet instant, érotique et mystérieux, échappe à la compréhension de l’enfant assis au bord du trottoir dans une petite ville de l’Amérique profonde. Ce corps féminin, ainsi exposé, devient une image fondatrice qui imprègnera toute son œuvre, tissant un réseau de connexions étranges. Dans le monde de Lynch, la banalité quotidienne est peu à peu envahie par une étrangeté palpable, qui transforme des scènes apparemment anodines en énigmes troublantes. Une oreille coupée trouvée dans un jardin, un vieil homme embarqué dans un périple improbable sur un tracteur tondeuse à gazon (The Straight Story / Une histoire vraie), ou encore le cadavre de Laura Palmer (Twin Peaks) enveloppé dans un sac plastique au bord d’un lac : toutes ces scènes révèlent que l’étrange n’est jamais loin de la surface du quotidien.
Chez Lynch, le temps et l’espace obéissent à une poétique déroutante, où les lois du sens commun se dissolvent. Le bien et le mal, loin de s’opposer clairement, s’entremêlent et se fondent dans des réalités ambiguës, nous forçant à regarder sous la surface de ce que nous pensions connaître.
Dans un bestiaire baroque où se croisent une multitude d’êtres étranges — psychopathes violents, pervers, dégénérés, crapules de la pire espèce, fées, voyants, lilliputiens, monstres tendres, lapins, et jeunes au cœur sauvage — David Lynch construit un vaste empire intérieur (Inland Empire). Ce qui pourrait ressembler à un cercle infernal et cauchemardesque s’ouvre parfois sur des éclats de beauté incandescente, et la narration, alors, se fige. Le temps se suspend : une femme chante a cappella, une autre déambule ensanglantée après un accident de voiture, des seins se soulèvent au rythme de l’amour, des lèvres, des soupirs, des regards s’échangent. Ces moments, empreints d’une émotion brute et bouleversante, nous transportent.
Lynch écarte les rideaux pour révéler une humanité qui marche au bord du feu, et qui, malgré la violence et les ténèbres, aspire inlassablement à la transcendance, à la grâce… et au silencio.
Fernand Garcia
20 janvier 1946 – 15 janvier 2025