En 1958, Le cauchemar de Dracula (Horror of Dracula) de Terence Fisher révolutionne le genre et marque d’une empreinte indélébile plusieurs générations de cinéphiles. Le film propulse sa modeste société de production la Hammer sur le devant de la scène international. Nicolas Stanzick, auteur de Dans les griffes de la Hammer, revisite avec nous ce moment cruciale de l’histoire de cinéma fantastique.
KinoScript : La figure du vampire est-elle à l’origine de votre cinéphilie ?
Nicolas Stanzick : Pour moi, tout a commencé par la découverte d’une image ; l’affiche du Cauchemar de Dracula en 1985. La dernière séance d’Eddy Mitchell avait programmé le film en deuxième partie de soirée. Ça m’a vraiment fasciné : la figure du vampire, Christopher Lee, les yeux injectés de sang, les canines proéminentes… Tout ce décorum-là a complètement frappé mon imaginaire. Je voulais absolument voir ce film. J’ai demandé à mes parents mais je n’avais que 7 ans ; le film passait à 22 heures, j’avais l’école le lendemain et pour finir, ce n’était pas pour les enfants. De cette vision manquée est né un goût. J’ai du attendre pendant deux ou trois ans en surveillant semaine après semaine le magazine télé pour voir si un film de vampires allait passer. A l’époque, ça ne passait jamais. Le fantastique était relativement prohibé à la télévision Française. En 1988, j’ai fini par voir Dracula prince des ténèbres de Terence Ficher grâce à la dernière séance d’Eddy Mitchell. Ce fut un coup de foudre absolu pour le film, l’acteur et tout cet univers-là; pour tout ce cinéma de série B de petits moyens utilisés intelligemment et avec beaucoup de créativité artistique et technique. A partir de là, je voulais voir tous les films sur les vampires. Cela m’a amené à Polanski, à Herzog, à Murnau, à Vadim, à toutes sortes de cinéastes et de cinématographies, de toutes les esthétiques possibles… Je pense que l’histoire du cinéma peut être faite à partir de la seule figure du vampire. Murnau avait bien compris le vampire : c’est une métaphore du cinéma. C’est Murnau qui aura cette idée, non présente dans le livre de Bram Stoker, celle du vampire qui disparaît avec la lumière du jour. Le vampire c’est le film, qui vampirise l’œil et l’oreille. Il est projeté sur l’écran et puis il disparaît avec la lumière du jour.
KinoScript : Idée reprise par Francis Coppola dans son Dracula…
Nicolas Stanzick : Oui, en effet. Coppola a fait ce film pour le centenaire du livre de Bram Stoker qui coïncidant à l’époque avec celui du cinéma. Ce fut dans ce contexte que cette adaptation sous-entendit que le vampire, c’est du cinéma.
Kinoscript : Quel regard porte Terence Fisher sur le mythe ?
Nicolas Stanzick : Terence Fisher est un auteur de cinéma au sens de la politique des auteurs des Cahiers du cinéma. A savoir l’auteur non pas parce qu’il écrit le scénario mais parce qu’il est auteur via sa mise en scène. Il y a effectivement toutes sortes d’aspects érotiques dans son film qui ne tiennent qu’aux détails de sa mise en scène : une manière de lier dans un plan Dracula et sa victime de faire jouer ses comédiens avec par exemple une jeune femme vampirisée revenant avec une espèce de sourire épanoui… En sous-entendu, elle vient de faire l’amour. On voit qu’il renouvelle la dimension érotique dans ses films de vampires film après film. Dans le premier (Le cauchemar de Dracula), on a cette superposition : la figure aristocratique et la force bestiale, les deux visages de vampire qui font l’identité du monstre. Dans le film suivant (Les maîtresse de Dracula), il travaille sur l’ambivalence sexuelle de son vampire. Dans le troisième film (Dracula princes des ténèbres), Fisher travaille sur un autre type d’individualité. Une abstraction qui serait le Mal absolu et qui tout d’un coup s’incarne pour devenir le prince des ténèbres, une sorte Antéchrist. Il y a donc cette idée de l’incarnation d’une puissance charnelle du vampire. Le travail de Fisher ce n’est pas seulement de produire les suites pour des raisons commerciales mais un vrai travail en profondeur sur les mythes. Voilà pourquoi ses films continuent à nous fasciner. Terence Fisher est l’héritier de Bram Stoker, de Robert Louis Stevenson, et de Marie Shelley.
KinoScript : Terence Fisher est-il le premier à avoir imaginé les canines des vampires à l’écran ?
Nicolas Stanzick : Cinématographiquement parlant, oui. Elles sont aussi visibles dans un film me Mexicain Les proies du vampire de Fernando Mendez tourné à peu près en même temps que Le cauchemar de Dracula mais c’est ce dernier qui révolutionna l’iconographie du vampire. Avant, il y a eu Bela Lugosi, le premier comte Dracula de l’écran. Il n’avait cependant pas de canines bien que ces dernières furent concrètement décrites dans le livre. Ce n’est pas juste une révolution iconographique où la physionomie du vampire est changée. C’est à travers cette image-là qu’on renouvelle le mythe du vampire tout en faisant ressortir sa dimension érotique. C’est évident avec Murnau dès Nosferatu; ça l’est aussi avec Tod Browning avec Bela Lugosi. Avec Terence Fisher pourtant, c’est la première fois que cette dimension érotique n’est plus à la périphérie. Elle en devient le sujet même. Dracula devient le monstre érotique par excellence, le Don Juan nocturne qui va dans les chambres des jeunes filles, qui l’attendent avec un sentiment partagé entre la peur et le désir. Quand Fisher ose filmer Dracula avec ses canines proéminentes, avec le sang qui coule sur ses babines, on joue non seulement le jeu d’une esthétique qui vient du grand guignol mais on en fait aussi une esthétique pleinement cinématographique. On n’est plus dans le théâtre avec ce jeu, entre le réel et les apparences, les trucages, etc). Il fait du sang un signe fort à l’écran et le sang renvoie à une pulsion essentiellement sexuelle.
KinoScript : Le cauchemar de Dracula symbolise-t-il une rupture avec le passé Hollywoodien du vampire ?
Nicolas Stanzick : Le Dracula de Fisher est un aristocrate racé jusqu’au bout des ongles qui parle un Anglais Oxfordien parfait. Ceci tranche totalement avec Bela Lugosi qui lui était un acteur Hongrois et mettait en avant ses racines avec cet espèce d’accent à couper au couteau. Christopher Lee quant à lui, c’est l’élégance aristocratique suprême qui, en une fraction de seconde, apparaît en gros plan sur l’écran avec ces fameuses canines et le sang. Devant ce film et sa suite (Les maîtresses de Dracula), Gilles Deleuze avait décelé la passage du film d’épouvante de l’expressionnisme au naturalisme ; ce grâce au vampire Fisherien et à ses interprètes (Christopher Lee et David Peel). Désormais, le vampire rompt avec le romantisme des années 30 et les regrets de son humanité perdue pour devenir un Dracula qui vit très bien sa malédiction, qui vit cette soif de sang comme une espèce de cercle ininterrompu de jouissance. Ceci explique toute la force subversive du film et sa modernité dans le contexte des années 60.
KinoScript : Cette érotisation fut-elle un choix de Terence Fisher ou bien des scénaristes de la Hammer ?
Nicolas Stanzick : Il y a une conjonction d’événements. Le scénariste Jimmy Sangster est quelqu’un d’une extrême intelligence qui a su prendre la substantive moelle du roman et a réussi à le condenser en 90 minutes. Il fallait faire un vrai travail de synthétisation et de modernisation par rapport aux années 60. Le rapport sexuel de Dracula avec ses victimes est déjà dans le scénario. N’oublions pas que la Hammer produisait un cinéma populaire et commercial, cette érotisation n’était pas pour lui déplaire, cet aspect étant une bonne accroche publicitaire. Un peu comme aujourd’hui les producteurs qui nous annoncent Piranhas en 3D… Voilà les mythes de Dracula et Frankenstein revus et corrigés par la Hammer en couleurs.
KinoScript : Selon vous, quelle vision du monde avait Terence Fisher ?
Nicolas Stanzick : Je pense, que c’était quelqu’un de fondamentalement pessimiste. C’est quelque chose qui se voit à travers ses films du fait qu’il n’y ait jamais de happy end. Dans le schéma Hollywoodien, le Bien triomphe du Mal. Dans les films de Fisher, c’est loin d’être aussi simple. Le Bien est tellement ambiguë que ce n’est pas rassurant du tout de voir ce Bien triompher. La fin du Cauchemar de Dracula de ce point de vue est extraordinaire : Van Helsing (Peter Cushing) finit par avoir raison de Dracula en arrachant un rideau. Il est alors désintégré par les rayons du soleil mais que fait Van Helsing ? Il remet sa veste et ouvre la fenêtre, ce qui permet au vent de passer et d’emporter les cendres cendres de Dracula. Sous-entendu, il fait le ménage, ce qui peut être très dérangeant comme image. Van Helsing n’est finalement que le gardien de l’ordre moral, ce qui touche directement à l’apport principal de Terence Fisher au mythe de Dracula. Le comte Dracula n’est pas en lutte contre Dieu mais en lutte contre quelqu’un qui prétend agir en son nom mais qui n’est pour finir) que le gardien de l’ordre moral. La fin de Cauchemar de Dracula est donc, à l’image de Fisher, pessimiste. C’est le retour à notre médiocrité quotidienne. L’image de la croix qui disparaît dans la main de la jeune fille sauvée in extremis à la fin du film accrédite l’idée que de toute cette expérience surnaturelle, il ne restera finalement aucune trace.
KinoScript : Dans quel contexte historique s’est déroulée l’évolution du Dracula de Fisher et de la Hammer ?
Nicolas Stanzick : C’était à l’avant-garde des grands bouleversements des années 60. Il faut quand même savoir que l’Angleterre des années 50 est encore très marquée par l’époque victorienne. Or, héroïser la figure vampirique telle que l’avait créée Terence Fisher était assez problématique dans un tel contexte. De plus, la figure de Van Helsing, qui incarne le Bien, est extrêmement ambiguë. C’est l’ordre moral qui d’ailleurs se permet des choses beaucoup plus cruelles que Dracula lui-même. Cet ambivalent pieux rédempteur, cette manière dont le sang salit ses mains ; on ressent aussi cette idée de volupté de sang. De ce point de vue-là, et ce pour tous les futurs tenants de la contre-culture dans les années 60, Le cauchemar de Dracula est apparu comme une espèce d’appel à l’orgasme et la figure de Dracula comme une entité libératrice. C’est peut-être la première expression visible de ce qu’on va appeler plus tard la révolution pop.
KinoScript : Comment la Hammer est-elle destinée à évoluer après avoir connu ce que l’on a coutume d’appeler « l’âge d’or » (les années soixante) ?
Nicolas Stanzick : A un moment donné, ce cinéma-là va être rattrapé par le mouvement, il va suivre le mouvement. Il suivra celui des années 70. La Hammer est toutefois légèrement en perte de vitesse. Elle essaie de faire des films pour les jeunes, tente de greffer des éléments de type satanique dans Dracula 73, dans Dracula vit toujours à Londres ; mais ça ne marche plus très bien.
En fait, le cinéma fantastique à ce moment-là a déjà changé. Autant la Hammer a incarné une certaine modernité dans les années 60 qu’à partir de 68 ce fut au tour de George A. Romero avec La nuit des morts vivants aux Etats-Unis et de Polanski avec Rosermary’s baby. Le fantastique va quelque peu délaisser le gothique pour une approche plus réaliste, plus quotidienne, à laquelle la Hammer ne va plus trop savoir quoi répondre. Elle s’enferme alors dans une espèce de tradition : toujours plus de Dracula, toujours plus de Frankenstein, toujours plus d’univers gothique.
KinoScript : D’autres films de la Hammer tel Dr Jekyll et Sister Hyde de Roy Ward Baker suscitent l’intérêt et la curiosité…
Nicolas Stanzick : Dr Jekyll et Sister Hyde est de toute évidence un grand film décadent, une remarquable adaptation de Robert Louis Stevenson qui devient une tragédie transsexuelle vraiment assumée comme telle. On n’est pas dans la bagatelle ou dans un sujet grivois qui peut prêter à rire. C’est au contraire fait avec le plus grand sérieux, ce qui est absolument fascinant. Le réalisateur arrive à faire la fusion entre la nouvelle de Robert L. Stevenson, Jack l’Eventreur et avec cette vieille histoire de Burke et Hare qui approvisionnaient illégalement en cadavres les facultés médicales au XIXe siècle. De ce mélange étrange naquit un ultime film gothique très réussi. Et bien que la Hammer ait produit des films complètement ratés tels Dracula 73 ou Dracula vit toujours à Londres, c’est à Roy Baker que nous devons le premier grand film de vampires saphiques avec The Vampire Lovers (1970), une adaptation de Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu.
KinoScript : Qu’en est-il de l’expérience de coproduction avec Hong Kong ?
Nicolas Stanzick : La légende des sept vampires d’or (1974) exprime une lutte des genres cinématographiques, le karaté et le gothique, qui donne un film improbable. Ce dernier a lancé un genre de films de vampires à base d’arts martiaux dont beaucoup ont dit qu’ils étaient des « nanars ». Pourtant, ces films ont depuis proliféré à Hong Kong puis ailleurs. Ce n’est donc pas aussi simple que cela…
KinoScript : Que sont devenus les « habitués » de la Hammer une fois « l’âge d’or » consommé ?
Nicolas Stanzick : Freddie Francis et Roy Ward Baker ont continué à tourner pour une firme concurrente, l’Amicus qui a réalisé beaucoup de films à sketch. Les acteurs Peter Cushing et Christopher Lee ont également tourné pour elle dans les années 70. Peter Sasdy a fait quelques films avant de se tourner vers la télévision, comme beaucoup. Rappelons tout de même qu’au début des années 80, la Hammer a fait une série télé, La maison de tous les cauchemars, où l’on retrouve beaucoup des réalisateurs maison.
KinoScript : Une Fille pour le Diable représente-t-il l’ultime film de la Hammer ?
Nicolas Stanzick : Il fut en effet le dernier film fantastique de la Hammer mais le tout dernier reste un remake d’Alfred Hitchcock, Une femme disparaît (The Lady Vanishes d’Anthony Page, 1979). Une Fille pour le Diable sort du contexte de cinéma d’exploitation des années 70. On y voit des séquences sanglantes et un érotique flirte avec un mauvais goût délibéré. Mais il ne se différencie pas par rapport à d’autres productions des Etats-Unis, d’Italie ou d’Espagne. L’âge d’or de la Hammer n’était plus qu’un souvenir.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite et Fernand Garcia.
Nicolas Stanzick est critique et passionné du cinéma fantastique. Après ses études à Paris-I Panthéon-Sorbonne, il travaille pour Le Nouvel Obeservateur, L’Ecran fantastique et France Culture. Son premier ouvrage sorti en 2008 Dans les griffes de la Hammer a connu un grand succès. Nicolas Stanzick est aussi musicien dans le groupe rock Ultrazeen, qui s’inspire largement des thématiques de la Hammer.
Dans les griffes de la Hammer, de Nicolas Stanzick, préface de Jimmy Sangster, scénariste des classiques de la Hammer, 490 pages, Ed. Le Bord de L’eau, Coll. Ciné-Mythologie
Distribué par Les Belles Lettres.