Les Etats-Unis sont plongés dans le scandale du Watergate, la Guerre du Vietnam n’en finit plus et l’Occident patauge dans la Guerre Froide. Dans l’ombre, des officines manipulent l’opinion publique alors que la contestation n’a jamais été aussi forte contre l’hégémonie de l’Oncle Sam.
La première séquence-générique annonce la couleur: Londres, les beaux quartiers, un homme en voiture, à la place du mort une mallette ouverte, à l’intérieur quatre dossiers, ceux de trois hommes et d’une femme. Méthodiquement, le conducteur chronomètre le temps qui sépare leurs domiciles. Ken Hughes adopte un style documentaire avec son image brute et réaliste. Le sens de cette séquence ne se révélera que quelque temps après, rattrapant ainsi la narration au temps présent. Sans préciser que la suite est un flash-back ni lorsque le cours de l’histoire reprend normalement, le spectateur se retrouve dans la même situation que les protagonistes, manipulable. Crime à distance est un thriller d’espionnage avec un fort fond politique, en cela, il est un film de son époque, les années 70.
Le professeur Robert Elliot (James Coburn) est l’invité de l’émission The World This Week de la télévision anglaise, auteur et avocat, lecteur principal en études économiques à l’université d’Harvard, conseiller en affaires financières au comité des relations étrangères au Sénat à Washington. Elliot est un Républicain (homme de droite), chantre du libéralisme : « Dans une économie libre, le contrôle est un vilain mot. ». Sauf que la réalité est tout autre, tout n’est que contrôle, Elliot est un agent des services secrets, un manipulateur de haut vol. Sur le plateau, la contradiction lui est apportée par Jean Robertson (Lee Grant), une journaliste progressiste et féministe. Ils participent tous deux en tant qu’experts à propager une confusion générale. Il n’est donc pas surprenant qu’Elliot et Jean aient entretenu par le passé une relation amoureuse. Leurs divergences politiques ont fini par les éloigner l’un de l’autre. Jean n’a sûrement été qu’un pion. De ses deux années avec Eliott, elle lui a gardé une place dans son cœur. Elliot une certaine nostalgie, rien de plus.
Ken Hughes réussit avec Crime à distance un film d’une grande lucidité sur la manipulation politique, les liens invisibles et les mécanismes de désinformation. Tous ses personnages sont les archétypes de ceux qui depuis des lustres occupent des fonctions dans les médias, dans les grands corps ou dans le domaine privé. En reliant tous ses personnages, Hughes met à jour un système qui utilise des individus, qui même sans se connaître, œuvrent dans un but commun, le renforcement du libéralisme. Il évoque directement l’interdépendance des multinationales et des politiques, les uns au service des autres et réciproquement. Si le militant de base adhère de façon idéologique, dans les cercles supérieurs, la corruption règne et domine. A travers Elliot, Hughes montre toutes les compromissions possibles pour atteindre les sommets du pouvoir. « Le pouvoir doit venir de très haut pour être profitable. » Mais, le pouvoir ne se lâche pas comme ça, ce que va découvrir Elliot à ses dépens.
Crime à distance est un thriller aussi méconnu que passionnant. Ken Hughes est un cinéaste aujourd’hui oublié du cinéma anglais. Il attire l’attention sur lui avec une transposition de Shakespeare dans l’univers du film de gangsters avec Joe Macbeth en 1955. Il réalise durant les années 60 plusieurs œuvres qui témoignent de l’originalité de son talent, Le procès d’Oscar Wilde (The Trials of Oscar Wilde, 1960) avec Peter Finch, The Small World of Sammy Lee (1963), L’ange pervers (Of Human Bondage, 1964) d’après Servitudes humaines de W. Somerset Maugham avec Kim Novak et Laurence Harvey. En 1967, Charles K. Feldman l’engage pour diriger l’un des sketchs de Casino Royal (1967), parodie de l’agent 007. Albert R. Broccoli, producteur des James Bond, ne lui en tiendra pas rigueur et le catapulte à la réalisation de Chitty Chitty Bang Bang (1968), comédie d’après Ian Fleming, deux gros succès. Cromwell (1970) est une superproduction de bonne tenue et une analyse politique d’une grande justesse narrant l’affrontement de deux personnalités hors du commun Oliver Cromwell (Richard Harris) et le roi Charles 1er (Alec Guinesss), certainement son œuvre la plus ambitieuse. Ken Hughes termine sa carrière sur un très bon film d’horreur Les Yeux de la terreur (Night School, 1981)ce qui n’est pas si surprenant au regard de la formidable scène de crime sous la douche de Crime à distance. Hughes se disait insatisfait de tous ses films et pourtant à les revoir, on se dit que le bougre n’était jamais meilleur que dans la mise en scène de scénarios pour le moins complexes.
La photographie de Geoffrey Unsworth est remarquable, son image réaliste est en même temps extrêmement élaborée avec sa brume bleue/grise en extérieur et ses zones d’ombre particulièrement denses en intérieur. Des choix photographiques qui sont la parfaite visualisation d’un monde tout entier voué à la manipulation et au mensonge. Dans l’image à « voir » on devine que le principal se dérobe à nos yeux. Les sources de lumière sont toujours dans le plan accentuant cette impression, la vérité n’était saisissable que par bribes (de lumière) dans cet océan de tromperie et de désinformation. Unsworth est l’un des plus grands chefs opérateurs de l’école anglaise, gestion admirable de la lumière dans 2001 : l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Intelligence d’une photographie, toute entière au service du sens général du film. Oscar pour Cabaret (1972) de Bob Fosse. Il pouvait donner au décor une impression de luxe inouï comme pour le Superman de Richard Donner. Unsworth est décédé sur le tournage de Tess (1979) de Roman Polanski. Ghislain Cloquet l’a remplacé suivant au plus près les choix d’Unsworth (il obtient pour ce film un second Oscar à titre posthume).
La carrière de James Coburn durant les années 70 est particulièrement intéressante. Démocrate convaincu, il porte souvent son choix des films populaires avec un fond politique ou tout au moins un esprit subversif. C’est aussi durant cette période que l’acteur se découvre atteint d’une maladie inflammatoire chronique des articulations, la polyarthrite rhumatoïde. Parmi ses films les plus intéressants, on le retrouve en irlandais membre de l’IRA dans Il était une fois la Révolution (1971), constat désenchanté de Sergio Leone. Médecin dans une sombre affaire dans Opération Clandestine (The Carey Treatment, 1972) de Blake Edwards. Deux superbes films de son ami Sam Peckinpah : Pat Garrett et Billy le Kid (1973) et Croix de fer (1977). Il partage l’affiche avec Gene Hackman dans le dernier grand western classique américain La Chevauchée sauvage (Bite the Bullet, 1975) de Richard Brooks et retrouve son compagnon des 7 mercenaires, Charles Bronson dans le premier film de Walter Hill, Le Bagarreur (Hard Times, 1975). Il est évident que c’est l’aspect politique de Crime à distance qui a retenu l’attention de James Coburn.
Lee Grant est révélé à l’écran dans Histoire de détective (Detective Story, 1951) de William Wyler, cette excellente actrice est alors prise dans les mailles de la commission McCarthy. Inscrite sur la liste noire pour ses supposées sympathies communistes et ses affinités progressistes, Lee Grant est bannie du grand écran. Elle réussit toutefois à survivre en jouant pendant des années dans des séries TV. Elle ne réapparaît au cinéma qu’en 1963 dans Le Balcon (The Balcony), production indépendante réalisée par Joseph Strick. Ce n’est réellement qu’à partir de 1967 qu’elle trouve des rôles au cinéma. Hal Hasby lui donne ses meilleurs rôles avec Le Propriétaire (1970) et Shampoo (1975), film pour lequel elle décroche l’Oscar du meilleur second rôle. Lee Grant devient alors un second rôle recherché pour les grosses productions: Le Voyages des damnés (1976), Les naufragés du 747 (1977), Damien, la malédiction (1978), L’inévitable catastrophe (1978)… c’est pourtant un petit film qu’il faut retenir de cette époque : Mafu Cage (1977) de Karen Arthur, étrange et déstabilisante histoire de deux sœurs – l’autre étant incarnée par Carol Kane -, et d’un singe enfermé dans une cage.
Crime à distance est passé complètement inaperçu en France lors de sa sortie en 1976, soit deux ans après sa réalisation, il n’a rien perdu de sa pertinence ni de son actualité.
Fernand Garcia
Crime à distance est édité par ESC Editions avec en supplément une présentation du film par le cofondateur de Starfix, Frédéric Albert Levy (22 minutes).
Crime à distance / La main du pouvoir (The Intercine Project) un film de Ken Hughes avec James Coburn, Lee Grant, Harry Andrews, Ian Hendry, Michael Jayston, Christiane Krüger, Keenan Wynn, Terence Alexander, Phillip Anthony… Scénario : Barry Levinson & Jonathan Lynn d’après Internecine de Mort W. Elkind. Directeur de la photographie : Geoffrey Unsworth. Décors : Geoffrey Drake. Montage : John Shirley. Musique : Roy Budd. Producteur : Barry Levinson. Production : MacLean and Co. – Lion International – Hemisphere Productions. Grande-Bretagne – Allemagne. 1974. 88 minutes. Couleur. Format image : 1.78 :1. 16/9e VOSTF et VF Mono 2.0 PCM. Tous Publics.