Au son du tambour et des trompettes, la légion étrangère entre dans Mogador. Sur le bas-côté, les femmes indigènes à moitié nues attentent fébrilement ces nouveaux hommes. La légion fait escale pour quelques jours dans la ville. L’adjudant prévient les hommes qu’il faut se comporter en gentleman, tandis que le légionnaire Tom Brown (Gary Cooper) a déjà la tête ailleurs et l’œil sur quelques belles autochtones… La nuit, un bateau approche du port. Sur le pont, La Bessière (Adolphe Menjou), un riche homme d’affaires, se précipite pour aider une belle et mystérieuse passagère, Amy Jolly (Marlene Dietrich) dont la valise vient de céder, laissant éparpiller sur le sol ses affaires…
Cœurs brûlés est une date importante de l’histoire du cinéma, le premier film de Marlene Dietrich à Hollywood, le second film du couple Sternberg – Dietrich, après L’Ange Bleu (Der Blaue Engel), qui ne sortira aux Etats-Unis qu’un mois après celui-ci. Josef von Sternberg subjugué sur le plateau de L’Ange Bleu par Marlène Dietrich, sa beauté, son naturel et son talent caresse l’espoir de l’amener à Hollywood. L’Ange Bleu est encore dans les boîtes, à quelques mois d’un triomphe en Europe qui éclipsera jusqu’à sa star Emil Jannings. La Paramount, distributeur américain du film et studio de Josef von Sternberg, se laisse facilement convaincre. B.P. Schulberg, vice-président du studio, est à la recherche d’une nouvelle star qui puisse faire concurrence à Greta Garbo à la MGM. Il propose à Marlene Dietrich un contrat de sept ans. Dietrich hésite jusqu’à ce que l’UFA avec qui elle est sous option de contrat, décide de ne pas renouveler. Situation qui plonge Dietrich dans un océan de doutes sur ses talents d’actrice, elle pense sérieusement à abandonner le cinéma. Josef von Sternberg insiste et finit par la convaincre. Elle signe avec la Paramount et embarque pour Hollywood.
A Hollywood, Marlene Dietrich se retrouve loin de sa famille. Elle s’adapte à son nouvel environnement. Les studios de la Paramount sont bien différents de ceux de la UFA. Elle a toujours de sérieux doutes sur son « aventure » américaine. La production de Cœurs brûlés, est en place. Elle avait donné le roman à von Sternberg avant le tournage de L’Ange Bleu, sans imaginer qu’il allait le porter à l’écran. Pour son premier film américain, elle doit être parfaitement crédible en anglais. La Paramount mise énormément sur l’actrice. Le service communication du studio, la présente à la presse comme la « découverte du siècle ». Marlene Dietrich, en terre inconnue, s’en remet totalement à Josef von Sternberg « un dieu ! Un dieu ! Un maître ! ».
Le premier plan à tourner pour Marlene Dietrich est son apparition dans les embruns marins sur le pont du bateau. Mademoiselle Amy Jolly se révèle dans la lumière rasante du soir. Tout est parfaitement en place. Marlene Dietrich doit prononcer sa première phrase « I won’t need any help » (Je n’ai pas besoin d’aide). Marlène bute sur une syllabe le « lp » du mot « help ». Sternberg arrête le tournage. L’ingénieur du son propose que la phrase soit noyée dans un son d’ambiance, inconcevable pour Sternberg. Il prend à part Marlene. Après une longue pause, le tournage reprend. L’actrice bute à nouveau, qu’importe. Les prises s’enchaînent, à la vingtième la tension sur le plateau est de plus en plus importante. Dietrich panique en silence. Josef von Sternberg refuse de modifier la phrase.
A la trentième prise, l’équipe compatis pour l’actrice et trouve le réalisateur est cruel de s’acharner ainsi. Josef von Sternberg arrête à nouveau le tournage, les éclairagistes éteignent les projecteurs, le plateau plonge dans le noir. Il s’isole avec Dietrich. Il lui conseille de se vider l’esprit et de prononcer le mot « help », avec la même intonation que dans l’alphabet allemand. La prise suivante est la bonne, la prononciation impeccable. « …C’a été la pire journée de ma vie. Je crois que finalement, nous avons fait 49 prises, peut-être 48, je ne veux pas m’en souvenir. A la fin de la journée, je tremblais d’humiliation et d’épuisement. Mais Jo avait raison. », note Marlene Dietrich dans son journal intime.
Josef von Sternberg est exigeant. Il protège Marlene Dietrich, personne n’a le droit de s’approcher de l’actrice. Intimidée par von Sternberg, elle suit ses indications à la lettre. Elle a conscience qu’il fait tout pour elle. Chaque plan est un univers qui tourne autour de Marlene. Sternberg soigne chacun de ses gros plans. Il l’éclaire son visage durant de longues heures, sculpte ses pommettes par de subtils jeux de lumière, ajoutant de petits éclats de brillance dans ses yeux. Jamais un visage n’aura été aussi sexy à l’écran. Josef von Sternberg extrait de Marlene toute l’émotion et la justesse d’un personnage libre. Liberté sexuelle d’une femme qui choisit ses partenaires, hommes ou femmes. Cœurs brûlés est un sommet de l’érotisme, une double lettre d’amour et de soumission mutuelle. Josef von Sternberg « fabrique » Marlene, femme d’illusion et de mystère. « Je suis son produit » dira-t-elle. Il l’entraîne de la quintessence du sublime vers l’immortalité.
Cœurs brûlés, s’inscrit dans les films exotiques, en vogue dans les années 30, mais Josef von Sternberg apporte quelque chose de totalement neuf. Le soldat, le légionnaire, le cœur brisé, n’est plus le héros. Le curseur se déplace vers l’amoureuse. La charge érotique est d’une puissance inédite. Techniquement, tout est splendide, de la photographie de Lee Garmes aux décors de Hans Dreier en passant par les costumes et les coiffures, l’ensemble est proprement renversant de beauté. Le public fait un triomphe à Cœurs brûlés, la Paramount a plus qu’une simple concurrente à Greta Garbo, une véritable star, avec sa singularité et sa personnalité.
Cœurs brûlés, est tourné en 1930, avant l’instauration du code Hays, indéniablement un vent de liberté de création souffle sur le film. Les mœurs ne sont pas encore enclavées dans la morale puritaine par la censure. Josef von Sternberg place dans sa magnifique scène d’ouverture, parmi les femmes qui attendent la légion, une, seins nus, image inconcevable quelques années plus tard. A cette arrivée des légionnaires, répond le prodigieux plan final, leur départ dans un désert de sable brûlant, suivi par une cohorte de femmes, dont Amy Jolly. Elle s’aventure en talons aiguilles, abandonnant son passé pour suivre l’amour de sa vie quelles qu’en soient les conséquences, les douleurs et les brûlures. Elle laisse sur le sable ses chaussures et disparaît le cœur calciné d’amour. C’est tout simplement sublime.
Cœurs brulés comme tous les autres films du couple Josef von Sternberg – Marlène Dietrich, sont des chefs-d’œuvre, sidérants de liberté.
Fernand Garcia
Toutes les citations sont extraites de Marlene Dietrich par sa fille Maria Riva, Editions Flammarion, 1993.
Cœurs brûlés une édition (combo DVD – Blu-ray et unitaire), et en coffret collector chez Eléphant Films, nouveau master restauré en haute définition. En bonus : Le film par Mathieu Macheret (critique cinéma pour Le Monde) et Théo Esparon (historien et programmateur), discussion autour de l’histoire de la réalisation de Cœurs Brûlés (28 minutes). Josef von Sternberg par Jean-Pierre Dionnet, « son père fabriquait des lacets… », évocation de la carrière d’un des génies du cinéma américain(12 minutes). Marlene Dietrich par Xavier Leherpeur, portrait d’« une enfant du siècle… » (12 minutes). Bande-annonce d’époque (2’34) et enfin les autres titres dans la même collection : Agent X 27, Shanghai Express, L’impératrice rouge, La Femme et le pantin, Le Cantique des cantiques, L’Ange et le mauvais garçon (unique titre sans Dietrich) et La maison des 7 péchés.
Cœurs brûlés (Morocco), un film de Josef von Sternberg avec Gary Cooper, Marlene Dietrich, Adolphe Menjou, Eve Southern, Ullrich Haupt, Francis McDonal, Paul Porcasi… Scénario : Jules Furthman adapté de la pièce Amy Jolly de Benno Vigny. Directeur de la photographie : Lee Garmes (et Lucien Ballard, non crédité). Réalisateur seconde équipe : Henry Hathaway (non-crédité). Montage : Sam Winston (non-crédité). Musique : Karl Hajos. Producteur : Hector Turnbull (non-crédité). Production : Paramount Publix Corporation. Etats-Unis. 1930. 92 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.37 :1. Full HD. Son : Version anglaise avec ou sans sous-titres français et anglais (blancs ou jaunes). DTS-HD mono 2.0. Tous Publics.