C’est à sa disparition que l’on se rend compte de l’importance de Chantal Akerman et de son influence sur tout un pan du cinéma mondial. Son cinéma était souvent présenté par une partie de la critique comme un repoussoir, tout autant gêné par son féminisme, la durée de ses plans, son obstination à saisir la quotidienneté, la solitude, l’oppression, et son formidable désir de liberté. Refusant de voir là ses immenses qualités.
Son dernier film No Home Movie « est avant tout sur ma mère, ma mère qui n’est plus. Sur cette femme arrivée en Belgique en 1938 fuyant la Pologne, les pogroms et les exactions. Cette femme qu’on ne voit que dans son appartement. Un appartement à Bruxelles. Un film sur le monde qui bouge et que ma mère ne voit pas » – belle présentation de Chantal Akerman pour la dernière édition du Festival de Locarno. Présentation dont nous pourrions extraire des éléments pour les calquer sur ses autres films, appartement, Bruxelles, monde, voir, ne pas voir, mère et surtout femme. Le cœur de l’œuvre se situe dans cette place de la femme dans un monde qui s’obstine à effacer sa présence. Le cinéma d’Akerman nous force à voir le quotidien, parfois le plus banal, qui emprisonne et empoisonne lentement les femmes sans parvenir à détruire en elle la force incandescente de l’amour. Sans la réduire à une figure classique et tragique, il y a du Madame Bavary chez Akerman. Elle réalise coup sur coup deux films majeurs de la modernité dont l’influence ira en grandissant.
Jeanne Dielmann 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) sa description méticuleuse du quotidien d’une jeune veuve (Delphine Seyrig, admirable) est un choc cinématographique, un regard esthétiquement totalement neuf sur la réalité, un film profondément féministe et par conséquent particulièrement dérangeant.
Je, Tu, Il, Elle (1976) est une errance existentialiste intime, Chantal Akerman s’y met en scène dans une quête d’amour à la première personne. Le film frappe encore aujourd’hui par une séquence d’amour entre deux femmes, frontale, brutale, sauvage et tendre qui en fait l’une des plus sidérantes scènes de sexe de l’histoire du cinéma.
D’autres images nous reviennent en vrac : ses longs travellings dans les couloirs de l’Hôtel Monterey (1973), les lettres de sa mère lus au fil des rues new-yorkaises de News from home (1976), Aurore Clément dans le train de nuit des Rendez-vous d’Anna (1978), cette petite merveille, J’ai faim, j’ai froid (1984), litanie de la misère, de corps en errance dans un noir et blanc tranchant comme un vent glacial…
C’est à Paris, par une journée banalement triste d’automne que Chantal Akerman s’est suicidée.
Chantal Akerman, 6 juin 1950 – 5 octobre 2015.