Cent mille dollars au soleil – Henri Verneuil

« Des répliques fracassantes dans une action trépidante », la bande-annonce de Cent mille dollars au Soleil annonce clairement la couleur. À partir d’un solide roman de Claude Veillot, Michel Audiard, Marcel Jullian et Henri Verneuil concoctent une confrontation spectaculaire entre routiers aguerris, pour le plus grand plaisir des spectateurs du samedi soir.

Aux portes du désert, dans un pays imaginaire d’Afrique, Rocco (Jean-Paul Belmondo) dérobe sous le nez de ses collègues un camion flambant neuf, transportant une cargaison valant son pesant de dollars. Castigliano, surnommé « La Betterave » (Gert Fröbe), le patron d’une entreprise de transport routier peu scrupuleuse, charge Hervé Marec, alias « Le Plouc » (Lino Ventura), un as du volant, de récupérer le précieux chargement en échange d’une forte récompense. Lancé à la poursuite de Rocco, « Le Plouc » prend à bord Frocht (Reginald Kernan), l’homme initialement chargé d’acheminer la cargaison. Une course-poursuite palpitante à travers le désert s’engage…

Dans cet univers hyper masculin des routiers du désert, nous assistons, amusés, à la confrontation de personnalités bien trempées. En leur compagnie, nous parcourons des kilomètres sous un soleil de plomb, sans jamais vraiment connaître leurs origines. Ces camionneurs transsahariens prennent ici la relève des héros de la Légion étrangère, très en vogue dans le cinéma des années 30 et 40, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Gros buveurs, bagarreurs, sans attaches sentimentales, ils préfèrent les aventures sans lendemain et les filles des bordels à toute relation stable. Des hommes, des vrais !

Cent mille dollars au soleil accumule tous les clichés du genre, tout en illustrant une misogynie courante dans le cinéma populaire des années 60. La femme y est réduite à des rôles stéréotypés : prostituée, ingénue ou femme fatale, mais il y a toujours un fond de respect du personnage. Mitch-Mitch (Bernard Blier), libidineux et crasse-pouille, ne manque pas, même ivre, d’épier la femme du patron du bar à travers la lucarne des toilettes. Il faut dire que la jeune coquine ne lui cache rien de ses formes généreuses… Quant à la jeune Angèle (Anne-Marie Coffinet), elle est bien naïve. « Tu couches toujours avec tout le monde ? Enfin je veux dire avec les copains ? Oui. Y en a pas un qui t’aurait filé de l’oseille des fois, non ? Non. Et bah, alors t’es notre petite Angèle, c’est tout ! » La pauvre n’est qu’une vide-burne et ses rêves d’ailleurs ne sont qu’un simple mirage. L’histoire de la « Finlandaise » n’échappe pas aux pires clichés viriloïdes de nos mâles, offrant à nos héros de quoi se poiler entre potes. Pepa (Andréa Parisy), la « fiancée » de Rocco, est un véritable serpent : elle joue un double jeu et n’hésite pas à se faire la malle, laissant Rocco en plan. Mais au final, rien ne vaut l’amitié sincère et virile entre deux hommes. Il n’y a rien d’ambigu, et à la moindre allusion homosexuelle, c’est l’explosion. Ainsi, lors d’une scène à l’épicerie, les regards narquois et des sous-entendus à propos du « Plouc » et de son compagnon de voyage, Frocht, entraîne aussitôt la destruction du magasin.

Après un périple de plus de 2 000 kilomètres sous un soleil de plomb, nos « surhommes » trouvent un repos bien mérité dans une maison de tolérance, non pas auprès d’une, mais de plusieurs femmes admiratives de ces forçats de la route. Des relents de colonialisme transpercent ici et là, particulièrement dans les rapports entre les camionneurs et les autochtones, présentés comme fourbes, paresseux et menteurs, mais dont la débrouillardise les rend utiles en tant que mécaniciens. Il s’agit là de convention et stéréotypes d’un cinéma d’un autre temps, mais ce qui prime avant tout c’est le spectacle.

Le film d’Henri Verneuil embraye inévitablement les vitesses dans le sillage du chef-d’œuvre d’Henri-Georges Clouzot, Le Salaire de la peur (1953), sa course haletante entre des camions chargés de nitroglycérine dans une Amérique du sud apocalyptique. Pourtant, l’atmosphère des deux films n’a rien de comparable, tant l’univers des deux réalisateurs est aux antipodes. Chez Clouzot, l’homme est un animal solitaire tandis que chez Verneuil, c’est l’amitié virile qui prime avant tout. Si Cent mille dollars au soleil façonne ses personnages dans la veine du cinéma colonial des années 30 et 40, il lorgne esthétiquement du côté des westerns américains. Verneuil utilise les vastes espaces du sud marocain comme ses confrères américains utilisent le Grand Canyon. Certains plans rappellent directement l’imagerie du western, notamment celui où Belmondo, tel un Apache, observe du haut d’une colline l’arrivée du camion de Ventura.

L’utilisation des décors naturels est remarquable : ravins, routes sinueuses, montagnes, et même la résidence d’été de S.A.R. le roi du Maroc, à Marrakech, pour la séquence finale. Il faut également saluer l’excellent travail du chef opérateur Marcel Grignon, déjà familier des paysages désertiques pour avoir travaillé sur Un taxi pour Tobrouk (1961) avec Lino Ventura, qu’il retrouve ici. Les scènes en studio ne sont pas en reste : les décors conçus par Robert Clavel, notamment celui du garage et du bureau de « La Betterave », sont tout aussi impressionnants. Esthétiquement, certains cadrages rappellent le style baroque d’Orson Welles. Fait curieux, Cent mille dollars au soleil marque la seule collaboration entre le chef opérateur Marcel Grignon et Henri Verneuil. Par la suite, Grignon s’illustrera principalement dans des comédies populaires, notamment avec Louis de Funès (Fantômas, Les Grandes Vacances, Le Gendarme se marie, Hibernatus, etc.) ou Robert Lamoureux (la série des 7ème Compagnie). Il signera également la photographie de deux productions américaines pour la MGM : L’homme de Kiev (The Fixer, 1968) de John Frankenheimer et Shaft contre les trafiquants d’hommes (Shaft in Africa, 1973), un film de blaxploitation réalisé par John Guillermin avec Richard Roundtree dans le rôle du célèbre détective noir John Shaft.

Cent mille dollars au soleil est un véritable spectacle populaire, axé sur la confrontation de deux fortes personnalités, qui semble taillée sur mesure pour Jean-Paul Belmondo et Lino Ventura. Les dialogues incisifs de Michel Audiard jouent d’ailleurs un rôle clé dans cette alchimie. Henri Verneuil retrouve Jean-Paul Belmondo quatre ans après leur collaboration sur le sketch de La Française et l’amour et juste après l’immense succès d’Un Singe en hiver (1962). Depuis le triomphe critique et public de À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard, Belmondo est devenu l’un des jeunes acteurs les plus en vue du cinéma français. Il enchaîne les succès avec Cartouche (1962) de Philippe de Broca, Le Doulos (1962) de Jean-Pierre Melville et L’Homme de Rio (1964), à nouveau réalisé par De Broca, qui le rend extrêmement populaire non seulement en France, mais à travers le monde.

Belmondo fait également une incursion dans le cinéma italien avec La Ciociara (1960), réalisé par Vittorio De Sica, l’auteur du chef-d’œuvre néoréaliste Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, 1948). Ce drame poignant, couronné de nombreux prix, permet à Sophia Loren, impressionnante dans son rôle de mère, de remporter l’Oscar de la meilleure actrice, une première pour une actrice étrangère dans un film non américain et en langue italienne. Le succès international de La Ciociara confirme le potentiel de Belmondo au-delà des frontières françaises, un potentiel qu’il consolidera avec des choix judicieux de films populaires, jusqu’à devenir l’une des plus grandes stars européennes. Dans Cent mille dollars au soleil, Jean-Paul Belmondo cultive son image de voyou au grand cœur. Il trahit « Le Plouc », mais rien n’indique que, dans la même situation, ce dernier n’aurait pas agi de la même manière. Le personnage de Rocco incarne une certaine naïveté assumée : il croit encore au grand amour et se laisse entraîner sans trop de résistance par la machiavélique Pepa, dans une histoire dont l’issue est incertaine mais finalement prévisible.

Quant à « Le Plouc », il est loin d’en être un. Bourru et brut de décoffrage, c’est un aventurier aguerri, au cœur généreux. Il a parcouru des pistes chaotiques et observe la nature humaine avec un regard caustique. Il ne se fait aucune illusion sur ses semblables. Lino Ventura incarne ce personnage à la perfection. Sa carrure imposante, son autorité naturelle, ses regards en coin, et sa façon de délivrer des répliques pleines de sous-entendus font mouche à chaque fois. Le voir empêtré dans des situations inextricables est un véritable plaisir pour le spectateur. Cent mille dollars au soleil marque la deuxième, après Les Lions sont lâchés, collaboration entre Ventura et Verneuil. Ils se retrouveront, une troisième et dernière fois pour Le Clan des siciliens (1969). On peut se demander si c’est ce rôle de camionneur qui a incité William Friedkin à proposer à Ventura de participer à Le Convoi de la peur (Sorcerer, 1977), une relecture du Salaire de la peur de Clouzot. Ventura refusera cependant le rôle, après le retrait de Steve McQueen.

Face à ces deux géants du cinéma, les seconds rôles ne déméritent pas, à commencer par Gert Fröbe (parfois orthographié Froebe), absolument remarquable dans le rôle du patron, suant autant sous l’effet de la chaleur que de sa propre crapulerie. L’acteur allemand s’était déjà illustré dans Le diabolique docteur Mabuse (Die 1000 Augen des Dr. Mabuse, 1960) de Fritz Lang, ainsi que dans Le Retour du Docteur Mabuse (Im Stahlnetz des Dr. Mabuse, 1961) d’Harald Reinl. Sa performance dans Le Jour le plus long (The Longest Day, 1962), réalisé par Ken Annakin, Andrew Marton et Gerd Oswald, lui a également valu une reconnaissance internationale. Déjà une vedette en Allemagne, Fröbe avait derrière lui une longue carrière marquée par de nombreux Kriminalfilm (films policiers allemands), qui avaient contribué à sa popularité. Même l’immense Orson Welles lui avait confié un petit rôle dans Mr. Arkadin / Dossier Secret en 1955.

Cent mille dollars au soleil n’est pas sa première incursion dans le cinéma français. On l’avait déjà vu chez Yves Ciampi (Typhon sur Nagasaki, 1957), Gilles Grangier (Échec au porteur, 1958), Claude Autant-Lara (Le Bois des amants, 1960), Julien Duvivier (La Grande Vie, 1960), ou encore chez Marcel Ophüls (Peau de banane, 1963), pour ne citer que quelques exemples. En 1964, il incarne Goldfinger, l’industriel sans scrupules qui affronte James Bond dans l’un des meilleurs volets de la saga, un rôle qui propulse Fröbe au rang des seconds rôles les plus prisés du cinéma international. On le retrouvera par la suite aussi bien dans des superproductions comme Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines (Those Magnificent Men in Their Flying Machines, 1965) de Ken Annakin ou Paris brûle-t-il ? (1966) de René Clément, que dans des films d’auteur comme Ludwig, le crépuscule des dieux (Ludwig, 1973) de Luchino Visconti ou L’Œuf du Serpent (The Serpent’s Egg, 1977) d’Ingmar Bergman.

Bernard Blier compose un personnage savoureux. Omniprésent dans l’exposition du film, il ponctue de ses apparitions la deuxième partie du film. Mitch-Mitch sorte de pervers pépère assène sentences et répartie sarcastique comme s’il était toujours adossé à un comptoir de bar. Comme toujours, Blier est impeccable. Chacune de ses interventions est un régal pour le spectateur. C’est bien du sur-mesure que Michel Audiard a su concocter pour Blier. Le résultat est à la hauteur. Cent mille dollars au soleil est la reconstitution du trio Blier, Ventura, Audiard après le cultissime Les Tontons Flingueurs (1963)de Georges Lautner. Henri Verneuil dirigera à nouveau Bernard Blier treize ans plus tard dans Le Corps de mon ennemi (1976), où il retrouve comme partenaire Jean-Paul Belmondo et Michel Audiard aux dialogues.

Henri Verneuil conclut ce long voyage par une séquence finale particulièrement virile d’explication d’homme à homme entre Rocco et « Le Plouc ». La scène évoque sans l’ombre d’un doute le final des westerns et ses duels, mais à la dimension tragique du duel classique et son inéluctable conclusion tragique, c’est l’esprit français de fraternité qui triomphe. Et c’est dans un grand éclat de rire que Verneuil remet les deux hommes sur les rails d’une amitié vraie, et aux diables femmes et argent !

Fernand Garcia

Cent mille dollars au soleil, une édition Gaumont (Blu-ray ou DVD) avec en complément : En compagnie des hommes, récit de tournage par Claude Pinoteau, 1er assistant-réalisateur sur le film (14 minutes). Le petit Audiard illustré : analyse linguistique à l’usage des incultes et des demi-sel, par Philippe Durant (6 minutes). Les apophtegmes du petit cycliste : représentants en pote à pote, par Philippe Durant (5 minutes). Entretien exclusif avec Claude Pinoteau sur Michel Audiard (20 minutes). Et enfin, la Bande-annonce d’époque (4 minutes env.).

Cent mille dollars au soleil, un film d’Henri Verneuil avec Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, Bernard Blier, Reginald Kernan, Anne-Marie Coffinet, Gert Fröbe, Charles Vanel, Doudou Badet, Paul Bonifas, Pierre Mirat, Andréa Parisy, Louis Bugette… Scénario et adaptation Henri Verneuil, Marcel Jullian et Michel Audiard d’après Nous n’irons pas en Nigeria de Claude Veillot. Dialogues Michel Audiard. Directeur de la photographie : Marcel Grignon. Décors : Robert Clavel et Marc Desages. Montage : Claude Durand. Musique : Georges Delerue. Producteur : Alain Poiré. Production : Gaumont International – Trianon Films – Ultra Film. France – Italie. 1964. 130 minutes. Noir et blanc. FranScope. Format image : 2,35:1. 16/9e. Son : DTS-HD Master Audio 2.0. Sélection officielle Festival de Cannes 1964.