Le titre international est trompeur, Cannibal Man, n’est pas un film sur un cannibale reclus dans un coin sombre d’une grande ville. Point de cannibalisme dans le film d’Eloy de la Iglesia. Le titre original, La semana del asesino, La semaine d’un assassin est bien plus claire et correspond au film. Cannibal Man (reprenons le titre) semble surgir de nulle part et ne se rattacher à rien de particulier du cinéma espagnol des années 70, il pourrait se définir comme une sorte de fusion entre un film de genre glauque, le cinéma de Buñuel et Pasolini et Le Boucher de Claude Chabrol. Eloy de la Iglesia n’en fait pas moins œuvre originale. Il révèle un climat général d’oppression et de sexualité réfrénée (nous sommes sous Franco). Cette attaque frontale ne sera pas sans conséquence, la censure espagnole exige des coupes et que la fin soit modifiée. Aujourd’hui, Cannibal Man existe dans une copie restaurée, mais sans la fin d’origine, certainement disparue à jamais. Ce qui n’empêche pas le film d’Eloy de la Iglesia de garder intact un véritable pouvoir de fascination et de subversion pour le moins sidérant.
Marcos (Vicente Parra) habite une bicoque dans une friche à la lisière d’un quartier d’immeubles. Il est employé dans une usine de découpe de viande. Marcos a une petite amie Paula (Emma Cohen), que la différence d’âge conduit à des rencontres en cachette. Enveloppés par la nuit, ils se promènent dans la ville. L’heure tardive, les contraint à prendre un taxi. Brûlant de désir, ils s’embrassent fougueusement sur la banquette. La situation est insupportable pour le chauffeur (Goyo Lebrero). Il les fait sortir. Une discussion s’ensuit au cours de laquelle le chauffeur gifle Paula. La situation s’envenime, Marcos frappe le chauffeur avec une pierre. L’homme s’effondre inconscient. Le couple quitte les lieux, laissant le corps. Paula angoisse, l’homme est-il mort ? Une terrible semaine commence…
Cannibal Man est parcouru par un sentiment de peur permanente. Une peur qui s’initie jusque dans l’intime des êtres. Le film est tourné à la fin de l’été 1971 sous le régime fasciste et dictatorial instauré par le général Francisco Franco. La société espagnole étouffe sous le poids de l’oppression. Pourtant, des revendications (ouvrières, étudiantes, etc.) surgissent, mais elles sont violemment réprimées. Tout le monde observe tout le monde et chacun se méfie de la délation. La soumission est le mot d’ordre. Le patron de Marcus, lui propose une nouvelle tâche, le contrôle d’une machine, une broyeuse. Le discours est celui du patronat, l’entreprise est un bien commun, oubliant au passage que les dividendes ne sont que pour les poches de l’actionnariat. Marcus s’en fout, une unique chose l’intéresse : les jambes dénudées de la secrétaire. Le franquisme est à bout de souffle et vit ses dernières années (mais cela, il ne le sait pas).
Eloy de la Iglesia raconte le basculement d’un simple ouvrier, Marcus, au cours d’une semaine. Comment la peur va lui faire franchir tous les interdits. Marcus est totalement aliéné, mais par ses gestes extrêmes, il se détache de toute morale et fait voler en éclats toutes les conventions. Dans ce contexte de terreur diffuse, l’interdit et la sexualité imprègnent les personnages. Le chauffeur de taxi est scandalisé par la liberté des deux amants. Tout comme le père de la fiancée du frère de Marcus, à qui l’idée qu’ils puissent avoir des relations sexuelles avant le mariage rend fou. Marcus tue le couple et les colle l’un à l’autre sur le lit. Le couple, le mariage s’apparente à la mort dans une mise en scène macabre. L’odeur des conventions devient rapidement insupportable.
Le film est parcouru par une volonté de transgression. Le sexe est une échappatoire, mais son expression est sans cesse entravée. La patronne du bar, Rosa (Vicky Lagos), insatisfaite dans sa non-relation avec son mari, se consume de désir. Elle finit par lâcher les amarres et prend l’initiative d’une aventure extraconjugale avec Marcos. Hélas, son excès de curiosité lui sera tragique. Nestor (Eusebio Poncela) habite dans un immeuble de standing. Il surplombe la maison de Marcos. De son balcon, il l’observe à la jumelle. Nestor, intellectuel, est enfermé dans sa solitude. Homosexuel, il vit caché. L’homosexualité est réprimée, la police les traque. Entre Nestor et Marcus, se tisse une amitié de marginaux qui transcende les classes sociales. Mais leur relation qui n’ira pas au-delà et chacun s’en retournera à sa solitude.
Cannibal Man – La semaine d’un assassin, est le film le plus « connu » d’Eloy de la Iglesia, hors de ses frontières. Le passage des Pyrénées s’est avéré difficile pour tout un pan du cinéma espagnol et c’est regrettable. Nombre de perles restent à découvrir. Cannibal Man a été inscrit dans la liste infamante des Video Nasties de la censure britannique. Totalement interdit au Royaume-Uni, certainement à cause de son titre, quoique avec les censeurs de Sa Majesté, il est difficile de comprendre véritablement leur motivation et de saisir leur grille de lecture. Chaque plan, chaque séquence de Cannibal Man portent la marque d’un authentique auteur.
Eloy de la Iglesia a dirigé vingt et un films entre 1966 et 2023. Un cinéma avant et après le franquisme, témoin d’un profond enracinement de normes sociales jusqu’au malaise. Il « exploite » la sexualité comme l’acte de rébellion ultime. La lutte des classes est aussi une lutte des corps. Il n’aura de cesse de mettre à mal la société, dans un cinéma insolant, de chairs, s’aventurant hors des sentiers battus. Il est l’auteur de quelques grands succès comme El Pico (1983) et El Pico 2 (1984) consacré une jeunesse délinquante et drogué. Eloy de la Iglesia regarde frontalement la société avec lucidité et ironie. Eloy de la Iglesia sombre dans les paradis artificiels après La estanquera de Vallecas en 1987. Il ne reviendra au cinéma qu’en 2003 avec Les Amants bulgares. Eloy de la Iglesia décède trois après à 62 ans. Son œuvre des plus singulières mérite amplement le détour.
Fernand Garcia
Cannibal Man – La semaine d’un assassin, une édition combo (DVD – Blu-ray + livre) d’Artus Films, le film est proposé dans sa version intégrale, master restauré en 2K, en compléments : Sept jours à tuer, présentation du film par Emmanuel Le Gagne. Après une petite introduction sur la pauvreté de l’édition de films espagnols en France, Le Gagne évoque la carrière d’Eloy de la Iglesia, un cinéma qui entretient « un dialogue avec l’histoire de l’Espagne contemporaine », une introduction passionnante sur un cinéaste malheureusement encore inconnu en France (31 minutes). Authentique bouillon de viande (titre de tournage), souvenirs de Gaspar Noé sur ce « grand réalisateur injustement méconnu ». Il évoque la grande peur de la censure espagnole concernant le film : l’homosexualité en sous-texte du film. Le réalisateur d’Irréversible, analyse le film de La Iglesia et ses différentes influences (16 minutes). Diaporama d’affiches et de photos. Le Film annonce international (3 minutes env.). Le Montage américain (99 minutes) en exclusivité sur le Blu-ray. Enfin, Artus Films ajoute à cette très belle et indispensable édition, un livret : La semaine d’un assassin par David Didelot, un remarquable texte richement illustré (62 pages).
Prix Curiosité – Prix DVD/Blu-ray SFCC 2022
La Cinémathèque Française, en partenariat avec Artus Films, organise une rétrospective Eloy de la Iglesias, du 12 au 29 juillet 2023.
Cannibal Man – La semaine d’un assassin (La semana del asesino) un film d’Eloy De La Iglesia avec Vicente Parra, Emma Cohen, Eusebio Poncela, Charly Bravo, Fernando Sanchez Polack, Vicky Lagos… Scénario : Eloy De La Iglesia et Antonio Fos. D’après une histoire d’Eloy De La Iglesia. Directeur de la photographie : Raul Artigot. Décors : Santiago Ontanon. Costumes : Paquita Pons. FX : Manuel Baquero. Montage : José Luis Matesanz. Musique : Fernando Garcia Morcillo. Producteur associé : Vicente Parra. Producteur : José Truchado. Production : Atlas International Film – José Truchado P.C. Espagne. 1972. 107 minutes. Couleur. Format image : 1.85 :1. Audio : Version originale espagnole (avec des passages en anglais pour des plans disparus de la version espagnole) DTS-HD. Interdit aux moins de 16 ans.