Émergeant comme d’un trou noir, le visage d’Issei Sagawa se dérobe à notre regard, il ne se cache pas, c’est nous qui ne voulons pas le voir, il est là devant nous comme extrait d’une zone dans la pénombre, il est là et il restera au-delà de notre perception. Iseai est né un jour de 1981 à Paris, le jour où, à 32 ans, il a tué et mangé en partie Renée. A chaque évocation de son prénom c’est comme si elle revivait, Isei n’a jamais quitté Renée, elle est là dans sa tête, elle le remplit complètement.
11 juin 1981, Issei Sagawa entraîne sa camarade de la Sorbonne dans sa chambre pour travailler sur la poésie romantique allemande. Issei est obsédé par son cul. Renée est belle et inaccessible. Issei est petit et laid, la seule femme sur qui il a fantasmé est Grace Kelly dans Le Train sifflera trois fois. Elle est l’image de la beauté éternellement figée par le cinéma. Issei abat Renée d’un coup de fusil… Jun Sagawa, le frère d’Issei, tourne les pages du manga qu’a dessiné Issei après son retour au Japon. « Qui cela peut-il intéresser ? Cela n’aurait jamais dû être publié » Jun feuillette rapidement le manga, la gêne de découvrir les dessins d’une histoire qu’il connaît lui aussi, le retentissement de l’affaire fût énorme. Page après page, Issei y raconte cette nuit longuement dans le moindre détail. Il se souvient de tout, les images sont gravées dans sa mémoire, il est toujours dans cette chambre et ad vitam aeternam, il (re)vit chaque instant, Renée toujours vivante. Le trait est enfantin et primitif. Il se représente comme un gnome monstrueux, d’une laideur repoussante à l’opposé de l’objet de son désir.
Étendue morte à ses pieds, Issei la déshabille avec difficulté, elle est plus grande que lui. Plus que les dessins, ce sont les images mentales qui le stimulent, l’odeur qui remonte: du sang, de la chair, du tampon qu’il retire. La fesse qu’il entaille et dessine une ouverture, une vulve. Issei bande sur chaque dessin, et puis un portrait pleine page de Renée surgit, le trait est sûr, image de la beauté, de cette beauté qu’Issei a toujours voulu approcher, posséder. La beauté, c’est l’enfance, les tableaux de Renoir, les films de Disney. Il n’a fait que « plaquer l’horreur sur cette beauté ». Issei et Jun ont eu une enfance joyeuse, riche de moments partagés, lambeaux de vieux films en noir et blanc familiaux. Images rayées comme des coups de scalpel dans la mémoire d’une époque secrète et intime.
« Le cannibalisme est l’aboutissement du fétichisme », il fait l’amour au cadavre, il dépasse et bafoue tous les repères humains… Au Japon, Issei tourne dans un porno, il y fait l’amour avec une femme, vivante, peut-être pour la première fois de sa vie, deux corps l’un avec l’autre, à califourchon sur lui, elle lui urine sur le visage et lui remplit la bouche. L’image vidéo abîmée par le temps et les parties génitales sont pixelisées. La fille le branle, longuement, Issei finit par jouir, douloureusement.
Tout est douleur, Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor filment les visages jusqu’à l’abstraction, jusqu’à la chair, jusqu’à ce point qui renvoie aux corps peints par Francis Bacon.
Jun depuis l’âge de trois ans se scarifie. S’enfonce du fil barbelé dans le bras, des pointes de couteaux, boit son sang qui perle. Il s’est filmé, encore le besoin de traces, d’images, il les a envoyées à une société de production, mais elle les a trouvées trop extrêmes. A 63 ans, Jun les montre à Issei, pour la première fois. Issei a découpé Renée, il en a mangé des parties, il voulait qu’elle le mange qu’il soit en elle éternellement, rêve impossible, alors… c’est une boucle dans la tête d’Issei. Les deux frères vivent ensemble. Une aide-soignante s’occupe d’Issei, elle est jeune et belle dans une tenue de domestique d’un autre temps. Penchée sur lui, l’ouverture de son haut laisse entrapercevoir ses seins, mais Issei est dans un ailleurs impénétrable. Elle le promène. Corps paralysé, visage figé, les yeux vers l’en-dedans, devant nous, rarement une image nous aura mis avec autant d’intensité au bord de l’abîme, de la folie.
Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor nous donnent à voir une autre dimension, de fragments et de heurts, ce ne sont plus les forces telluriques de la nature comme dans Leviathan, mais celles obscures de l’être humain. Magistral.
Fernand Garcia
Caniba un film de Verena Paravel, Lucien Castaing-Taylor. Scénario : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Image : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Son : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, Nao Nakasawa, Bruno Elhinger. Montage : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Producteur : Valentina Novati. Production : Norte Productions. Co-production : S.E.L – CNC Avances sur Recettes – Cinéventure 3 – Sundance Film Institute – Harvard – Elle Driver. Distribution (France) : Norte distribution (Sortie le 22 août 2018). France. 2017. 97 minutes. Couleur et noir et blanc. Format image : 1.85 : 1. DCP. Prix spécial du jury, Mostra de Venise. Sélection : Cinéma du Réel. Toronto International Film Festival. SITGES. Japanese Avant-garde and Experimental Film Festival. Porto Post Doc. Zagreb Human Rights Film Festival. Interdit aux moins de 18 ans.
PS : L’interdiction de Caniba au moins de 18 ans est une censure.