1971, Martin Scorsese est à Los Angeles, sur le montage de The Medicine Ball Caravan, un documentaire de François Reichenbach. Il a des projets de réalisation en tête. Scorsese à une petite renommée dans le milieu pour le montage de Woodstock. Au fil des rencontres, il tombe sur Roger Corman, un des plus prolixes producteurs de série B d’Hollywood. Corman, toujours à l’affût de jeunes talents, repère le jeune réalisateur dont connaît le travail. Corman a vu son film premier film de Scorsese : Who’s that Knocking at My Door ? (1967).Il cherche à mettre en chantier une sorte de suite à Bloody Mama (1970), un gros succès du film de gangsters avec Shelley Winters. Corman, convaincu du potentiel du jeune Scorsese, lui propose la réalisation de cette suite. Scorsese saute sur l’occasion. Destiné aux drive-in et au double programme, Bertha Boxcar est le premier film « grand public » de Scorsese.
La chance est du côté de Scorsese puisque le scénario développe plusieurs thèmes que l’on retrouvera disséminé au cœur de ses films et ce mélange de documentaire et de pur spectacle cinématographique. Le scénario de Bertha Boxcar est une lointaine transposition de Sister of the Road, l’autobiographie de Boxcar Bertha Thompson mise en forme par Ben L. Reitman en 1937. Le livre avait été déniché par Jane Corman, l’épouse de Roger Corman, à la recherche d’une histoire de femme gangster. L’adaptation est confiée à un couple de scénaristes : John William Corrington et Joyce Hooper Corrington. Les Corman les connaissaient bien. Ils avaient écrit pour Roger Corman, Le Baron Rouge (Van Richthofen and Brown/The Red Baron, 1971), un excellent film de guerre sur l’opposition entre deux as de l’aviation durant la 1ère guerre mondiale, l’Allemand Manfred von Richthofen et le Canadien Roy Brown.
John William Corrington est poète, écrivain, agrégé d’Anglais, conservateur, catholique, fasciné par l’histoire du Sud des Etats-Unis, antimarxiste. Joyce H. Corrington coécrit avec son mari. Elle a quitté son poste d’enseignante à l’Université pour suivre William dans une carrière d’écrivain. On retrouve dans le scénario de Bertha Boxcar, les principaux centres d’intérêt du couple.
L’aspect sacrificiel catholique qui tiraille les Corrington, trouve bien sûr un écho particulier chez Scorsese. La crucifixion finale, était déjà présente dans le précédent film écrit par les Corrington : Le Survivant (The Omega Man, 1971). Charlton Heston, dernier homme sur terre, vestige de l’ancien temps, fini crucifié dans la magnifique séquence finale. Ce film de science-fiction est une très intelligente adaptation du roman de Richard Matheson : Je suis une légende.
Les Corrington écriront très peu pour le cinéma à peine cinq films en tout et abandonneront après La Bataille de la planète des singes (Battle for the Planet of the Apes, 1973) de J. Lee Thompson. Ils consacreront pleinement à la littérature. Toutefois, ils reprendront la plume pour des scripts de série TV dans les années 80. Ils se sont principalement consacrés à une série littéraire de polars New Orleans Mystery, que Joyce poursuit seule depuis le décédé de William.
Il est difficile de savoir quel état d’esprit était les Corrington envers le personnage du syndicaliste anarchiste et communiste Big Bill Shelley incarnée par David Carradine. Ce qui est certain, c’est qu’il emporte la sympathie de Scorsese. La figure du syndicaliste n’est pas si fréquente dans le cinéma américain. Big Bill est un idéaliste, profondément intégré, il vole et reverse l’argent (des riches) à son syndicat pour venir en aide aux ouvriers. Big Bill est membre d’un syndicat ouvrier communiste proche de l’URSS, ce qui est encore plus rare dans un film américain. Il fallait être un homme de gauche comme Roger Corman pour accepter de produire un film avec un agitateur ouvertement communiste. Warren Beatty évoquera les conflits internes au syndicat dans sa grande fresque sur la gauche américaine: Reds, mais il reste du côté de l’intelligentsia américaine.
Le système capitaliste décrie avec conviction par Martin Scorsese, utilise sans vergogne les êtres et les jette à la moindre revendication. Période dure, de la grande dépression, le père de Boxcar Bertha s’écrase dans un champ et meurt sous ses yeux, après avoir été forcé par son patron à piloter un avion défectueux. La crise économique dans laquelle pataugea le pays à conduit des milliers de chômeurs sur les routes et à emprunter des wagons à bestiaux pour circuler à la recherche d’un emploi aussi précaire soit-il. Traqués inexorablement de patelin en patelin, ils doivent se battre contre la police et les milices privées.
Boxcar Bertha revendique par ses choix et ses actes : sa liberté. Elle décide d’être dépucelé par Big Bill, décide de ses amants et de l’orientation de sa vie au gré des événements. Sur sa route, elle se lie avec d’autres marginaux : Rack (Barry Primus), un Juif introverti, médiocre joueur professionnel, un temps son amant, et Van Norton (Bernie Casey), un Noir qui a fui son patron. Le groupe constitué autour de Bertha Boxcar se transforme en gang et attaque la Reader Railroad Company, la principale compagnie de chemins de fer de l’Etat et gros exploiteur de main-d’œuvre. Son patron, Sartoris (John Carradine), met alors en place un système de répression encore plus sévère. Ses hommes n’hésitent pas à employer la manière forte.
Il souffle sur le film un vent de liberté, Boxcar Bertha dispose de son corps comme elle l’entend, de remise en cause de la société, très proche de ce qui se passait dans le cinéma européen. La mise en scène de Scorsese a toutes les scories, sympathiques, de la jeunesse. Il expérimente, emprunte à d’autres films à l’instar de la séquence du tunnel dans l’esprit de Jules et Jim. Utilise des effets de montage assez spectaculaires, plan sur plan, rupture de rythme, etc. Et contrairement à ce qu’indique le générique, c’est bien Martin Scorsese, le monteur. Buzz Feitshans crédité, supervisé le montage de tous les films de l’American international Pictures de 1964 à 1972. Fils de monteur, Feitshans se consacrera par la suite à la production. Son premier film, Dillinger est un succès. Il s’associe à son réalisateur John Milius dans A-Team Productions pour Big Wednesday (1978) toujours de Milius, mais aussi pour 1941 (1979) de Steven Spielberg et Hardcore (1979) de Paul Schrader. Sa carrière est riche en succès : Conan le barbare (1982), les Rambo I, II & III, Total Recall (1990) de Paul Verhoeven, Une journée en enfer (Die Hard with a Vengeance (1995) de John McTiernan, entre autres. De quoi prendre sa retraite au soleil.
Revenons à Scorsese : « Tout a été tourné en vingt-quatre jours dans un coin de l’Arkansas, et on a l’impression que les rails de la voie ferrée décrivent une boucle fermée sur elle-même ! Les personnages se retrouvent toujours au même endroit, comme dans un rêve. C’est très étrange cette circularité… » (in Positif n°170)
Il storyboard intégralement le film. Réécrit plusieurs scènes et réduit le scénario, Scorsese a carte blanche, mais dans la limite de son budget (600 000 dollars). Ajoute des allusions au Magicien d’Oz, Boxter Bertha est Dorothy, Big Bill, l’épouvantail, Von Norton, le bûcheron en fer blanc et Rake, le Lion peureux. Il s’inspire des films du précode et en particulier de ceux William Wellman dont l’épatant Wild Boys of the Road (1933). Même souci de réalisme et de concision, Bertha Boxcar avance rapidement (son histoire se déploie en à peine 90 minutes). Scorsese termine dans un chaos de violence au découpage impeccable et graphiquement époustouflant, oscillant entre réalisme dur et romantisme hollywoodien. Bertha Boxcar marque la naissance d’un des plus grands cinéastes du cinéma américains.
Fernand Garcia
Bertha Boxcar, chez Rimini Editions (combo DVD + Blu-ray), master HD impeccable. En supplément : une Interview d’Alexis Trosset, dans une approche très geek du film et du cinéaste, agrémenté de quelques formules maladroites (26 minutes). Julia Corman se remémore l’apport de chacun au film (7 minutes) et pour finir la bande-annonce du film (2,31).
Bertha Boxcar (Boxcar Bertha) un film de Martin Scorsese avec Barbara Hershey, David Carradine, Barry Primus, Bernie Casey, John Carradine, Victor Argo, David Osterhout… Scénario : Joyce H. Corrington et John William Corrington d’après Sister of the Road l’autobiographie de Boxcar Bertha Thompson rédigée par Ben L. Reitman. Directeur de la photographie : John M. Stephens. Costumes : Robert Modes. Montage : Buzz Feitshans (et Martin Scorsese). Musique : Gib Guilbeau et Thad Maxwell. Producteur associé : Julie Corman. Producteurs exécutifs : Samuel Z. Arkoff & James H. Nicholson. Producteur : Roger Corman. Production : AIP – American International Pictures. Etats-Unis. 1972. 88 minutes. Couleur. Format image :1.85 :1. 16/9e. Version originale avec sous-titres français et Version française. DTS – HD. Tous Publics.