Et si nous commencions par la fin ? Les lumières se rallument, la salle est dans le silence, il faut un temps pour revenir au « réel ». Les premiers mots qui me viennent à l’esprit : Bella e Perduta est un film magnifique. Lentement les spectateurs se lèvent, furtivement ils se regardent et découvrent qu’ils ne sont pas seuls à avoir été saisis par la beauté, l’esthétique et la morale de ce voyage poétique, politique et philosophique.
Sarchiapone est un buffle, mâle ; son destin tragique est écrit dès ses premiers pas sur la terre ferme. Il n’a aucun avenir dans ce monde matérialiste. Contrairement aux femelles, il ne donne pas de lait, et met trop de temps à engraisser pour avoir une quelconque utilité. Les buffles mâles sont, au pire, tués dès la naissance, aux mieux – abandonnés. Nous sommes dans la région de Naples. Tommasso, est un homme intègre et honnête. Simple berger, il décide de redonner vie à un vieux palais, le Palais-Royal de Carditello, qui est à l’abandon. Ce vestige de la splendeur de l’Italie est aux mains de la Camorra, qui l’utilise comme décharge. La municipalité, l’Etat laissent faire, tout n’est que corruption. Les habitants manifestent contre l’Etat, qui ferme les yeux contre la Camorra, qui profite de la situation. Dignement, ils s’opposent et résistent afin qu’un monde plus juste se mette enfin en place. Tommasso recueille Sarchiapone. Le buffle est surpris par la bonté et la générosité de cet homme. Il se trouve un maître, un homme remarquable dont il va suivre le combat. Tommasso, sans l’aide d’aucune institution, nettoie le lieu.
Polichinelle, demi-dieu, qui relie les mortels aux immortels, demande à revenir sur la terre ferme et d’avoir à nouveau le don de la parole. Tommasso meurt un jour de Noël. Polichinelle prend en charge Sarchiapone… et part sur les routes pour lui trouver un nouveau maître…
Pietro Marcello réussit avec Bella e Perduta une expérience sidérante. Il entrecroise documentaire, l’histoire réelle de Tommasso, le conte initiatique avec le buffle et la fable philosophique. « Les rêves et les contes mêmes irréels doivent raconter la vérité » nous dit en off Sarchiapone, et, la vérité, le film nous la raconte.
Il y a tellement de degrés de lecture, que le film en devient vertigineux. Pietro Marcello remet au centre de la vie le rapport de l’homme avec la nature, avec son environnement. La voix off du buffle est une merveille d’intelligence, de lucidité et d’élégance. La longue marche de Polichinelle et du buffle révèle un pays sublime, beau et perdu (Belle e Pedura), mais écrasé par le présent corrompu par l’appât du gain, le désir de pouvoir, le mensonge… Pourtant, des poches de résistance, de lutte, existent encore… et un combat n’est jamais perdu, la mort elle-même ne saurait détruire l’espoir, aussi sombre puisse être notre regard sur le monde. L’ultime plan sur l’œil du buffle, sur cette larme qui coule n’est pas un point final, c’est une petite pierre posée dans notre cœur, un appel au changement.
On pense à Pasolini, à cette façon poétique, simple et complexe en même temps, de nous raconter l’homme. Ajoutons que la construction dramatique de Bella e Perduta est prodigieuse. Le film voyage dans l’espace et le temps liés par la narration off et la musique intemporelle de Scarlatti. Lyrisme sublime, terrestre et surnaturel, dont nous sortons grandi, ému et révolté.
Fernand Garcia
Bella e Perduta un film de Pietro Marcello avec Tommaso Cestrone, Sergio Vitolo, Gesuino Pittalis, Elio Germano (la voix de Sarchiapone)… Scénario : Maurizio Braucci – Pietro Marcello. Directeur de la photographie : Pietro Marcello – Salvatore Landi. Montage : Sara Fgaier. Producteurs : Sara Fgaier – Pietro Marcello. Production : Avventurosa, Rai Cinema en collaboration avec Mario Gallotti – Istituto Luce Cineccita et Fondazione Cineteca di Bologna. Distribution : Shellac (sortie en France le 1er juin 2016) Italie. 2015. 87 mn. Couleur. Format image : 1.66 :1. DCP. Son : 5.1. Tous Publics.