C’est par une simple dépêche de l’Associated Press que les journalistes de The Day apprennent que le journal va être vendu par les héritières du titre. Son rédacteur en chef Ed Hutcheson (Humphrey Bogart) et sa rédaction sont sur une affaire de corruption impliquant un important entrepreneur du bâtiment. En coulisses, la cession doit se faire au profit d’un journal concurrent dont le but est de le liquider purement et simplement.
Bas les masques est tout simplement l’un des meilleurs films sur le monde de la presse jamais tourné. Richard Brooks décrit avec une grande minutie le fonctionnement d’un journal et les méthodes d’investigation des journalistes. Mais si un journal demande un investissement total de ceux qui le fabrique, la même passion n’anime pas dans le cas présent les héritières du fondateur du titre. C’est simplement par appât du gain qu’elles vendent le journal contre l’avis de leur mère. Brooks dresse un formidable portrait d’un rédacteur en chef. Hutcheson est un homme de presse qui a tout consacré à sa passion. Ses relations hors salle de rédaction se limitent au strict minimum, c’est dans le cas présent sa femme. Ils sont sur le point de se quitter. L’amour peut-il résister à un métier qui demande un investissement de chaque instant ?
Hutcheson doit faire un journal qui répond à l’exigence de vérité de l’information et aux impératifs commerciaux. Il est en permanence sur le qui-vive, l’éthique du journal avant tout. Hutcheson refuse la photo d’une morte nue en fourrure, le journal n’est pas un tabloïd. Il s’oppose au responsable de la publicité qui demande la censure d’un article pour ne pas déplaire à un annonceur.
Sur presque chaque mur du journal, la trotteuse de l’horloge avance inexorablement, la deadline en ligne de mire. Un quotidien doit paraître. Et tous les efforts convergent vers un même résultat: que l’édition du jour soit la meilleure possible. « Les citoyens ont droit à une palette d’idées et d’opinions, non à celles d’un seul homme ou d’un seul gouvernement» précise au juge Hutcheson. Avec ses journalistes d’investigation, Hutcheson met à jour les liens de corruptions entre Rienzi, un entrepreneur des BTP, et des politiciens, une sale histoire d’argent et de sexe.
Humphrey Bogart trouve dans le personnage du rédacteur en chef l’une de ses meilleures interprétations, il est impérial. Son rythme de jeu est impeccable, pas une hésitation, chaque phrase, chaque geste est parfaitement juste et naturel. Tout cela n’est possible qu’à partir d’un remarquable scénario et d’une direction d’acteur d’une grande précision. Bas les masques est le premier grand film de Richard Brooks.
Homme cultivé et grand lecteur, Richard Brooks débute comme journaliste sportif au début des années 30. Durant la Seconde Guerre mondiale, il se retrouve dans la marine affectée aux transmissions. Brooks à ce titre fait partie des premiers à débarquer sur le théâtre des opérations. De retour à la vie civile, il est engagé comme scénariste à la MGM, où il profite de son contrat à l’année pour voir toute la production de la Major au lion et apprendre son métier. Le but de Brooks était de devenir réalisateur. Il signe son premier grand scénario, Les démons de la liberté (Brute Force) pour Jules Dassin en 1947. L’un de ses rares romans, L’Aventure du caporal Mitchell est adapté à l’écran pour Edward Dmytryk sous le titre de Feux croisés (1947). Autre collaboration notable de Richard Brooks en tant que scénariste celle avec John Huston pour la Warner sur Key Largo où son futur interprète de Bas les masques, Humphrey Bogart tient le haut de l’affiche aux côtés d’Edward G. Robinson.
En 1950, la MGM permet à Brooks d’accéder à la réalisation avec Cas de conscience, où il réunit à l’écran Cary Grant et José Ferrer, l’histoire d’un chirurgien qui doit opérer un dictateur. Brooks enchaîne avec Miracle à Tunis avec deux vedettes sous contrat Stewart Granger et la belle Pier Angeli. Il s’agit de deux petites productions pour la MGM en rien comparables à la colossale production Quo Vadis qui avait alors toutes les attentions de la Major. C’est à la 20th Century Fox de Darryl F. Zanuck que Richard Brooks entreprend son troisième film Bas les masques (Deadline USA).
Le scénario s’inspire grandement de son expérience de journaliste au début des années 30 au New York World. Ce journal eut un rôle majeur dans l’histoire du journalisme aux États-Unis. Créé en 1860, il devient la propriété d’une légende de la presse Joseph Pulitzer en 1883. Il le dirigea jusqu’à sa mort en 1911. Pendant 28 ans, Pulitzer et ses rédacteurs en chef développèrent un journalisme d’investigation. Le New York World fut le premier journal au monde à proposer un supplément en couleurs. En 1904, il crée le Prix Pulitzer mais qui ne deviendra effectif qu’en 1917. Ce prix célébrissime récompense l’excellence dans les domaines du journalisme, de la littérature et de la musique. En 1931, les héritiers de Pulitzer sont allés devant les tribunaux pour vendre le New York World. C’est l’Evening Telegram qui en fit l’acquisition pour le faire disparaître aussitôt, licenciant tout le personnel, et transformant son titre en New York World – Telegram. Richard Brooks fit du New York World le The Day de son film. Il narre par le détail la disparition d’un journal. D’ailleurs, le premier titre envisagé par Brooks était The End of The Day que la Fox refusa pour cause de confusion possible avec un film de science-fiction. Titre que l’on retrouve dans le plan final par la surimpression du traditionnel The End sur le nom du journal. L’intelligence de Brooks est d’inclure ses éléments documentaires dans la structure de film noir du scénario. Le film avance sans un seul temps mort.
Cinéaste progressiste, Richard Brooks, est sans conteste un homme de gauche. Son cinéma est courageux et Bas les masques l’est particulièrement. Non seulement il évoque directement les liens de corruption entre un entrepreneur et des politiques, mais c’est aussi une ode à la liberté de la presse à une époque où les États-Unis étaient en pleine folie du maccarthysme. Il faut reconnaître à Brooks que tout au long de sa carrière il s’attaqua à des thématiques sensibles ou taboues de la société américaine, le racisme anti-indien dans La dernière chasse (1956), l’éducation et la délinquance adolescente dans Graine de violence (1955), les évangélisateurs dans Elmer Gantry, le charlatan (1960), etc. Passionné de littérature, il adapta de grands auteurs: Dostoïevski avec Les Frères Karamazov (1958) ou Joseph Conrad avec Lord Jim (1965). Il porta à l’écran deux pièces à polémique de Tennessee Williams, La Chatte sur un toit brûlant (1960) et Doux oiseaux de jeunesse (1962). La presse restera toujours un centre d’intérêt pour Richard Brooks. C’est dans ce sillon, qu’il adapte l’histoire d’un sordide fait-divers d’après le récit de Truman Capote avec le glaçant De Sang-froid (1967) et qu’en fin de carrière, il s’interroge sur le journalisme sensationnaliste de télévision avec Meurtres en direct (1982). Pour la petite histoire signalons que c’est Martin Gabel, le réalisateur de The Lost Moment, qui incarne le véreux Rienzi.
Fernand Garcia
Bas les masques est édité pour la première fois en DVD et Blu-ray par Rimini Editions dans une version restaurée en haute définition. Dans les suppléments du DVD une présentation passionnante de « Monsieur Cinéma de minuit » Patrick Brion, où il évoque sa relation à l’œuvre de Richard Brooks (38 mn), Bogart, le détective d’Hollywood, évocation de la vie et la carrière par Linda Tahir (34 mn) documenté et instructif, et la bande-annonce d’origine (2’36). Sur le Blu-ray se trouve un bonus supplémentaire : Les journalistes dans le cinéma américain par l’historien de cinéma, Christophe Champclaux (37 mn).
Bas les masques (Deadline USA) – un film de Richard Brooks avec Humphrey Bogart, Kim Hunter, Ethel Barrymore, Ed Begley, Warren Stevens, Paul Stewart, Martin Gabel, Joseph de Santis, Joyce MacKenzie. Scénario : Richard Brooks. Directeur de la photo : Milton Krasner. Musique : Cyril Mockridge. Producteur : Sol. C. Siegel. Production : 20th Century Fox. USA. 1952. Noir et blanc. Format image : 1. 33 :1. Son Stéréo. VOSTF et VF.