Barbet Schroeder est un véritable aventurier du 7e art, l’équivalent de Joseph Conrad, autant par son sens du spectacle que de la réflexion. La rétrospective intégrale qu’organise le Centre Pompidou permet de faire le point sur l’une des carrières les plus singulières et passionnantes du cinéma français.
L’œuvre de Barbet Schroeder, fictions et documentaires, témoigne des bouleversements, moraux et sociétaux, de la dernière partie du XXe siècle et s’étend jusqu’à nos jours. Ses films portent un regard « neutre » sur les hommes et les femmes qu’ils soient en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Nord ou du Sud. Ce goût du voyage et des autres n’est pas si étonnant pour ce fils d’une mère allemande et d’un père suisse né à Téhéran en 1941 et élevé en Colombie. C’est à Paris adolescent qu’il découvre toute la richesse du cinéma à la Cinémathèque Française. Dans l’antre d’Henri Langlois, il noue des amitiés qui aboutissent à la création en 1963 des Films du Losange. A 22 ans, il produit le formidable film à sketchs Paris vu par… c’est le début d’une longue aventure qui fait de lui l’un des principaux artisans de la Nouvelle Vague. Il produit Jacques Rivette, Jean Eustache, Rainer Werner Fassbinder, Wim Wenders et la quasi-intégralité de l’œuvre d’Eric Rohmer.
En 1969, Barbet Schroeder réalise son premier long-métrage More. Le sujet est audacieux et aborde frontalement la drogue. « More est une accumulation de défis : faire un film américain à la dimension de l’Europe, traiter un sujet impossible pour l’époque, créer un personnage de femme fatale en T-shirt, faire un usage dramaturgique de l’irruption de la langue allemande et m’arranger pour que dans l’Espagne de Franco le tournage soit totalement clandestin et donc que personne ne sache que j’avais terminé le tournage de mon premier film à mon retour à Paris. » Pour échapper aux foudres de la censure française, Schroeder enregistre More au Luxembourg. Le film porté par la musique acid folk du groupe Pink Floyd est un énorme succès.
Barbet Schroeder a depuis réalisé 23 autres films, 23 défis, de La Vallée (1972) au Vénérable W. (2017), avec au centre de son œuvre une interrogation sur le mal et toujours cette même volonté de mettre à nu des personnes pour voir au-delà du discours, la terreur, la perversité. Il révèle sans jugement de l’incroyable Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974) à L’Avocat de la terreur (2007), et aborde avec tendresse des personnages en marge de la société, masochistes (le sulfureux Maîtresse), drogués, alcooliques, joueurs, etc. L’étonnant Koko, le gorille qui parle (1978) révèle une gorille femelle qui apprend le langage des signes depuis son plus jeune âge et connaît plus de trois cents mots. « Je crois que le moment fort, pour moi, c’est quand Koko veut porter un pull pour sa promenade. On lui demande : “Celui-ci ?” “Non.” “Celui-là ?” “Non.” “Lequel alors ?” Et Koko de répondre : “Le pull rouge.” Comme si on se mettait à parler avec la planète Mars, ou avec un arbre. C’était génial, terrifiant, bouleversant… ».
Barbet Schroeder se lie d’amitié avec l’écrivain poète Charles Bukowski et il consacre un long et précieux documentaire sombrement intitulé The Charles Bukowski Tapes (1982-1987) et l’adapte à l’écran avec Barfly (1987) et offre par la même occasion deux magnifiques rôles à Mickey Rourke et Faye Dunaway.
Premier film américain qui lui ouvre les portes d’Hollywood pour une carrière des plus étonnantes. Le Mystère van Bülow (Reversal of Fortune, 1990) avec Jeremy Irons et Glenn Close est une magnifique réussite sur une société d’ultra riches américains où le mensonge règne en maître. Il réalise sur une décennie une série de thrillers admirables: J.F. partagerait appartement (Single White Female, 1992), Kiss of Death (1995), Le poids du déshonneur (Before and After, 1996), L’Enjeu (Desperate Measures, 1998), Calculs meurtriers (Murder by Numbers, 2002).
Schroeder redécouvre à 59 ans le pays de son enfance, la Colombie, avec La Vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios, 2000) sur un scénario écrit par l’écrivain Fernando Vallejo. L’histoire « d’amour » entre un vieil écrivain et un jeune tueur à gages frappe les spectateurs par la description documentaire d’une réalité hallucinante de violence. Film âpre, tourné en numérique haute définition (une première pour un long métrage de fiction) entièrement dans Medellín, oscille avec une rare bonheur entre fiction et documentaire.
Inju, la bête dans l’ombre est l’adaptation dans le Japon d’aujourd’hui d’un roman d’Edogawa Ranpo, pari quasi impossible. Faire un film entièrement au Japon avec une équipe presque intégralement japonaise avec de grands acteurs japonais et un unique acteur français Benoît Magimel. «D’autre part, faire un film qui ne soit pas ridicule aux yeux des Japonais, en particulier les scènes qui se déroulaient dans l’univers des geishas. » Inju est l’une des fictions les plus étranges de la carrière de Schroeder.
En 2015, Schroeder retourne à Ibiza pour Amnesia dans la maison de sa mère qui avait servi au tournage de More. Situé au début des années 1990, le film développe sur fond de bouleversement musical, le début de la révolution électronique, une histoire d’amour « hors sexualité mais grâce à une succession de non-dits, entre deux personnages dont le lien est purement spirituel et platonique ; tenter de donner le sentiment que c’est la vie elle-même qui coule jusqu’à ce que l’on découvre que c’est en fait un drame (le drame d’un pays) qui est en train de remonter à la surface. ».
Son interrogation sur notre société se poursuit à travers son dernier documentaire Le Vénérable W. (2017) sur un moine bouddhiste en Birmanie ou comment une religion qui prêche la paix bascule dans l’anti-islamisme avec son cortège de violence.
Le cinéma de Barbet Schroeder est un regard sur le monde qui nous invite à la réflexion et nous rapproche les uns des autres. Une œuvre qu’il est grand temps à redécouvrir.
Fernand Garcia
Barbet Schroeder rétrospective intégrale au Centre Pompidou du 21 avril au 11 juin 2017.
Barbet Schroeder donnera une master class exceptionnelle le samedi 13 mai et présentera 15 séances tout au long de la rétrospective. Le court métrage Où en êtes-vous, Barbet Schroeder ?, commande du Centre Pompidou pour la collection éponyme, ouvrira cette rétrospective. Son nouveau long métrage Le Vénérable W., dernier volet de la Trilogie du Mal, sera projeté en avant-première le 1er juin (sortie nationale le 7 juin).
La rétrospective s’articule sur trois axes :
Les Films de Barbet Schroeder : More (1969, 115’), La Vallée (1972, 106’), Général Idi Amin Dada : Autoportrait (1974, 92’), Maîtresse (1975, 112’), Koko, le gorille qui parle (1978, 85’), The Charles Bukowski Tapes (1982, 230’), Tricheurs (1984, 94’), Barfly (1987, 100’), Le Mystère von Bülow (Reversal of Fortune, 1990, 111’), J.F. partagerait appartement (Single White Female, 1992, 107’), Kiss of Death (1995, 101’), Le Poids du déshonneur (Before and After, 1996, 108’), L’Enjeu (Desperate Measures, 1998, 96’), La Vierge des tueurs (La Virgen de los sicarios, 2000, 97’), Calculs meurtriers (Murder by Numbers, 2002, 118’), L’Avocat de la terreur (2007, 135’), Inju, la bête dans l’ombre (2008, 105’), Les Grands (The Grown-Ups, série Mad Men, saison 3, épisode 12, 2009, 55’), Amnesia (2015, 96’) – Le Vénérable W. (2017, 100’), Où en êtes-vous, Barbet Schroeder ? (2017, 13′).
Les Documents : Le Cochon aux patates douces (1971, 8’), Sing Sing (1971, 5’), Maquillages (1971, 12’), Some More (coréalisée avec Victoria Clay Mendoza, 2015, 55’).
et Barbet Schroeder produit et joue : La Boulangère de Monceau (Éric Rohmer, 1962, 22’), La Collectionneuse (Éric Rohmer, 1967, 90’), Paris vu par… (Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, Éric Rohmer, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, 1965, 90’), Flocons d’or (Werner Schroeter, 1973-1976, 163’), Roberte (Pierre Zucca, 1978, 104’), Le Pont du Nord (Jacques Rivette, 1982, 127’), Mars Attacks! (Tim Burton, 1996, 106’), Comme un chien (Benoît Delépine, 2010, 6’).
Cette rétrospective sera accompagnée de la sortie d’un coffret Collector : Barbet Schroeder, Un regard sur le monde. 5 films en DVD et Blu-ray en version restaurée : Général Idi Amin Dada, autoportrait – Maîtresse – Koko, le gorille qui parle – Tricheurs et La Vierge des tueurs (film également disponible en édition unitaire), et pour la première fois en DVD : The Charles Bukowski Tapes, l’intégrale des cinquante entretiens réalisés avec l’auteur des Contes de la folie ordinaire. Une édition Carlotta Films.