Ayka, une jeune kirghize, vient d’accoucher dans une maternité à Moscou. Malgré les cris de la faim du bébé et les douleurs au bas ventre causées par l’accouchement, elle quitte l’hôpital pour rejoindre une équipe de travailleuses femmes au noir dans une cave. Elles déplument des poulets en cadence soutenue pour enfin se faire « déplumer » par les organisateurs de la chaîne de travail illégal. Les deux semaines de boulot dur ne seront jamais rémunérées, alors que Ayka a urgemment besoin de cet argent afin de rembourser l’argent aux prêteurs mafieux.
Pendant les cinq jours que Ayka (Samal Yeslyamova) court derrière l’argent en essayant de trouver n’importe quel travail pour rembourser ses dettes, du début jusqu’à la fin du film, la caméra de Sergey Dvortsevoy ne la lâche pas d’une semelle et tient les spectateurs en haleine. Dans le monde de l’Est sauvage, chacun se bat pour soi et la bataille est sans pitié. Le scénario d’une immigrée sans papiers arrivée dans n’importe quelle grande ville rêvant réaliser ses projets de carrière serait comparable. C’est le combat d’une sans papiers, qui n’a le droit d’être qu’esclave, pour trouver sa place dans la société qui se paye très cher. C’est un combat pour survie dans un monde capitaliste où tout se vend et tout s’achète.
Voici qu’arrive un bébé ! Le premier plan du film montre quatre nouveau-nés inconfortablement emmitouflés qui pleurent, pas contents, secoués par les soubresauts d’un chariot qui les amène à leurs mères. Le monde de travail selon le mode capitaliste ne permet pas un tel luxe, il n’y a pas de temps à consacrer à un bébé. Quand la sœur d’Ayka l’appelle afin de lui donner de nouvelles sur les mafieux qui la poursuivent, Ayka lui reproche sa vie de femme au foyer, d’avoir déjà cinq enfants et de ne pas pouvoir joindre les deux bouts. Ayka voit la vie autrement, elle a envie de réussir et rêve de tout mettre en œuvre pour ouvrir son atelier de couture. A la fin, après avoir cherché toutes les solutions à rembourser sa dette, elle se résout à vendre son bébé (toutefois, je ne vous révèle pas l’issue de cette décision).
On remarque le style du film presque documentaire, le cinéaste avoue de ne pas avoir trouvé de fin à son scénario et a donné une chance de vivre à son personnage. Pour Dvortsevoy, le film est comme un arbre qui grandit et dont les branches poussent au fur et à mesure le film avance. L’incarnation d’Ayka par génialissime Samal Yeslamova – son prix d’interprétation à Cannes à cet égard est amplement mérité – détone à l’écran avec une force et une véracité troublantes. Pas une larme à travers son périple car Ayka est une femme forte qui sait ce qu’elle veut. Le changement radical de sa position et le relâchement de la tension à la fin du film signale sa remise en question, son questionnement sur la vie : quel est son sens si on nie son existence ?
Ayka est le deuxième film de fiction de Sergey Dvortsevoy cinéaste russe qui a grandi au Kirghizistan. L’idée du film est née d’une simple statistique qui indiquait un chiffre important des femmes kirghizes abandonnant leurs bébés à Moscou. Il ne porte aucun jugement sur ces femmes, il avait juste envie de comprendre l’engrenage de la perte autant de l’instinct maternel que l’envie d’avoir un enfant. C’est une histoire d’une femme rarement révélée sous cet angle. Avec ce film réaliste, le talent incontestable de Sergey Dvortsevoy offre un magnifique cadeau de cinéaste à sa comédienne.
Rita Bukauskaite
Ayka un film de Sergey Dvortsevoy avec Samal Yeslyamova, Zhipara Abdilaeva, Sergey Mazur, David Alaverdyan, Andrey Kolyadov, Azamat Satimbaev… Directeur de la photographie : Jolanta Dylewska. Montage : Sergey Dvortsevoy & Petar Markovic. Décors : Olga Yurasova. Producteurs : Sergey Dvortsevoy, Martin Hampel, Thanassis Karathanos et Anna Wydra. Production : Eurasia Film Production – Juben Pictures – Kinodvor – Otter Films – Pallas Films – ARTE – ZDF/DKF – Polski Instytut Sztuki Filmowej. Distribution (France) : ARP sélection (sortie le 16 janvier 2019). Allemagne – Russie – Pologne – Kazakh – Chine. Pellicule Kodak 16 mm Format image : Super 16 mm – 1,78 :1. DCP. Couleur. Dolby Atmos – Dolby Digital – SDDS. Tous Publics avec avertissement « La tension psychologique permanente qui caractérise ce film peut heurter un jeune public ». Prix d’interprétation féminine, Festival de Cannes, 2018.