Fornacis, le premier long métrage d’une jeune réalisatrice Aurélia Mengin, est l’un des chocs du dernier Festival de Films de Femmes de Créteil 2019. L’histoire de deuil empreinte d’une esthétique forte aux univers qui frôlent le fantastique, à la sensualité remplie de désir et à l’énergie volcanique. Rencontre avec la talentueuse Aurélia Mengin.
KinoScript : Quelle a été votre parcours avant de mettre en scène Fornacis votre premier long métrage ?
Aurélia Mengin : Je suis une réalisatrice Réunionnaise autodidacte. J’ai un parcours atypique, qui puise son origine sur l’île de la Réunion mais aussi dans l’art contemporain puisque mon père est artiste et que mes parents ont bâti, il y a presque 40 ans, le Lieu d’Art Contemporain de la Réunion. J’ai donc grandi entourée d’artistes et de leurs œuvres. Après le Bac, j’ai fait une Maitrise d’Economie et de Mathématiques puis un DEA de Micro-Econométrie à La Sorbonne. Ensuite, j’ai effectué un virage à 180° puisque j’ai suivi une école d’acteurs pendant 3 ans. Dès la sortie de l’école, j’ai commencé à écrire et à réaliser.
KS : A quand remonte vos premières réalisations ?
Aurélia Mengin : Depuis 10 ans, j’ai réalisé plusieurs courts et moyens métrages, avec pour ambition de développer un univers fantasmagorique, sensuel, poétique et très esthétique. Film après film, je construis un langage cinématographique personnel et j’affirme avec conviction mon désir de réaliser des films libres et instinctifs. Fornacis est né de cette nécessité absolue et dans l’urgence de faire un cinéma libre, artistique, affranchi des règles classiques de production et sans avoir recours à des plateformes de crowdfunding. Mon film est 100% indépendant.
Je suis la première femme Réunionnaise à réaliser un long-métrage de fiction. C’est un signe d’espoir pour la jeunesse réunionnaise qui rêve de se lancer dans la réalisation. Lorsque le besoin de dire le monde avec ses yeux est incandescent et viscéral, rien n’est impossible et aucune barrière n’est insurmontable. Fornacis, de par sa simple existence, est un plaidoyer pour la création et le cinéma indépendant.
KS : Votre film a fait sensation au Festival International de Films des Femmes de Créteil, 2019 ! Pourquoi était-il important pour vous de participer à ce festival ?
Aurélia Mengin : Si mes films ont toujours séduit les festivals étrangers, la France s’est toujours montrée frileuse face à mon univers. Je ne m’attendais donc pas du tout à être en sélection officielle de la 41ème édition du Festival International de Films de Femmes de Créteil, et encore mois à être le seul long-métrage français de la Compétition Fiction Internationale. A travers cette incroyable sélection, Jackie Buet, la directrice du Festival, a vraiment mis en lumière mon travail. Elle m’a confié que Fornacis est un film différent, un film sur l’obsession, un nouveau genre de cinéma et qu’il fallait qu’il soit impérativement au festival. Elle a vraiment mis un coup de projecteur sur mon travail car, durant tout le festival, elle a aussi organisé une exposition de mon travail photographique Alter&Ego. Elle a animé une longue leçon de cinéma autour de mon parcours et de mes films.
Pour la jeune Réunionnaise que je suis, me retrouver dans ce festival mythique auquel je rêvais de participer depuis plusieurs années a été un grand moment d’émotion et également d’accomplissement. Car, lorsque l’on travaille avec acharnement dans l’ombre depuis plusieurs années, il faut une grande détermination pour ne pas se laisser happer par ses doutes et continuer à se battre. Une sélection officielle aussi prestigieuse que celle-ci apporte en France une vraie légitimité à mon travail et donne aussi un beau rayonnement à mon premier long-métrage, Fornacis.
KS : Après avoir écrit le scénario, quelle est votre priorité dans le processus de la création du film ?
Aurélia Mengin : Mon processus de création fonctionne par étapes. La plus douloureuse pour moi, c’est l’écriture, parce que j’essaye de me mettre à nu pour avoir accès à des parties très intimes de ma personne, un genre de travail d’introspection qui n’est pas toujours une partie de plaisir. Le scénario terminé, je le donne à lire à mon équipe technique et je constitue une bible d’images. Je passe des nuits entières à rechercher des photos, des visages, des intérieurs, des textures, des costumes, des peintures, des images d’opéra… J’enregistre tout ce qui, de près ou de loin, fait écho avec mon film ou avec les émotions présentes dans les personnages. En général, je collectionne près de 500 photographies qui sont le jardin secret du film. De ces images, j’en sélectionne une cinquantaine que j’envoie à mon directeur de la photographie, Nicolas Bordier, mon monteur-image, Bruno Gautier, mon monteur-son, Nicolas Luquet, et à mes maquilleuses. Le but est de familiariser l’équipe avec l’univers visuel que je souhaite créer. Puis, je fais les repérages pour les décors. Tous les décors intérieurs de Fornacis ont été construits spécialement pour le film.
KS : Cela a dû être un travail énorme ?
Aurélia Mengin : Comme j’assume plusieurs casquettes (réalisatrice, productrice et comédienne), je me suis battue en permanence pour trouver des solutions et palier au manque de budget sans porter atteinte à mon ambition artistique. Une fois le décor bien avancé, je crée les costumes des personnages principaux du film et, pour cela, je visite un grand nombre de friperies. Il est primordial pour moi de créer une osmose entre les décors et les costumes. Je consacre beaucoup de temps à décrire mes envies en termes de création lumière, de cadre, d’ambiance sonore et de montage-image avec mon équipe, afin d’être certaine que tous regardent dans la même direction.
KS : Vos acteurs ont une présence très forte, comment avez-vous procédé pour le casting ?
Aurélia Mengin : Je recherche des personnalités qui vont entrer facilement dans la peau des personnages. Le personnage de Wolf, interprété par Emmanuel Bonami, et le patron du Fornacis Bar, interprété par Philippe Nahon, ont été faciles. Pour le personnage de Frida, le casting a été plus long et j’ai rencontré plusieurs comédiennes avant d’arrêter mon choix sur Anna d’Annunzio. Le casting terminé, les comédiens essayent les costumes et nous prenons le temps de construire ensemble leur personnage. J’aime quand les acteurs enrichissent de leurs propres vibrations leurs personnages.
KS : Il n’y a presque pas de dialogues dans le film par contre, le corps des comédiens est très engagé. Comment travaillez-vous avec vos comédiens ?
Aurélia Mengin : Avant le tournage, je rencontre chaque comédien plusieurs fois pour parler en profondeur du film et des personnages. Nous réalisons ensemble les essais des costumes et je suis attentive à leur ressenti, j’écoute ce qu’ils ont envie de dire sur leur approche du personnage. Peu à peu, nous mettons en place une relation de confiance.
Dans mon travail, la confiance est primordiale, parce que j’emmène mes comédiens et mon équipe dans un univers qui, parfois, leur échappe. J’ai besoin de sentir qu’ils n’ont pas peur et qu’ils sont prêts à basculer à 100% dans mon aventure. Sur le plateau, je parle non-stop à mes comédiens, même durant les prises. Je ne les lâche pas un seul instant, ma voix les accompagne dans un genre de voyage émotionnel, une sorte d’hypnose artistique. J’essaye de faire jaillir une vérité précieuse, authentique et fluide. C’est une méthode assez prenante parce qu’elle exige un total lâché-prise. Et, de mon côté, cela me demande de faire une immersion radicale dans chacun des personnages du film. Cela permet d’obtenir de véritables moments de grâce, comme les séquences avec Wolf notamment, dans lesquelles Emmanuel Bonami est méconnaissable. Je ne l’avais encore jamais vu exprimer tant de sensibilité et de fragilité.
Je parle également non-stop à mes cadreurs qui sont aussi des acteurs du film car, pour saisir avec force l’émotion des comédiens, il faut que l’équipe technique fasse le même voyage émotionnel qu’eux. La symbiose doit être totale et viscérale. Et puis, Nicolas Luquet enregistre chaque son une fois que l’on a fini de tourner chacune des séquences.
KS : Le personnage de Frida, l’amie morte qui apparaît en fantôme, n’est pas très avenant. C’est presque une morte-vivante qui poursuit Anya et pourtant on sent qu’il y a eu un rapport très passionnel entre elles. Comment avez-vous créé ce personnage ?
Aurélia Mengin : Frida est un personnage ambigu, symbolisant la passion dévorante d’un amour perdu. Le personnage devait être suffisamment captivant pour que le spectateur comprenne l’obsession d’Anya. Nous avons construit Frida avec son interprète, Anna D’Annunzio, autour de plusieurs contradictions, parce qu’il fallait à la fois qu’elle soit angoissante, presque maléfique, et en même temps qu’elle puisse avoir des fragilités. Anna est entrée très facilement dans son personnage et elle l’a abordé avec une vraie animalité. Je voulais aussi travailler sur la gémellité, je voulais traiter Anya et Frida à la fois comme deux sœurs et comme deux amantes. Tout au long du film, Anya n’a pas peur de Frida, au contraire, elle la cherche partout, si bien qu’au bout d’un moment les cartes se brouillent et on ne sait plus laquelle poursuit l’autre. Pour le traitement fantomatique de Frida, j’ai voulu mettre en scène une vision personnelle du fantôme en évitant les clichés habituels.
KS : En voyant votre film, on pense un peu à l’univers de David Lynch (Sailor & Lula, Mulholland Drive) et aussi au cinéma homosexuel des années 80, marqué par le rock, le cuir et les néons. Quelles étaient vos influences picturales et cinématographiques ?
Aurélia Mengin : J’étais toute jeune quand j’ai vu Sailor & Lula pour la première fois et je me souviens encore de la transe émotionnelle dans laquelle David Lynch m’a faite basculer. Un amour passionnant et dévorant…. Que dire de plus ? Les mots sont en dessous des sentiments fulgurants de ce bijou du 7ème Art. Par contre, j’avoue avoir une totale méconnaissance du cinéma homosexuel des années 80.
KS : Quelles étaient vos références visuelles pour Fornacis ?
Aurélia Mengin : Parmi certaines références visuelles, il y a le cinéma expressionniste allemand, avec un vrai travail sur les noirs profonds, sur les ombres. Au niveau des néons, j’ai une grande passion pour Blade Runner et son atmosphère désenchantée. Je suis aussi très sensible à l’univers de Nicolas Winding Refn et à la caméra vaporeuse de Terrence Malick. Fornacis puise aussi son identité dans tous les artistes d’art contemporain qui sont venus en résidence chez mes parents : Erro, Dietman, Klasen, Dimitri Tsykalov… et forcément les œuvres surréalistes de mon père, Vincent Mengin-Lecreulx.
KS : Comment transmettez-vous vos intentions au chef-opérateur ?
Aurélia Mengin : Pour la création lumière, je construis depuis 10 ans un univers aux néons chatoyants et saturés, un univers pop, rock, où la couleur règne en « mère », car elle est pour moi porteuse d’émotions et d’épiderme. Avec le temps, cela devient de plus en plus facile de transmettre mes aspirations à mes chefs-opérateur. J’ai rencontré Nicolas Bordier sur mon précédent film, le moyen-métrage Adam moins Eve, dont il a réalisé l’étalonnage. En travaillant avec moi, il a découvert mon univers, mes cadres mais aussi la palette de couleurs que j’utilise. Car, comme un peintre, un réalisateur a sa propre palette de couleurs. A la fin de l’étalonnage, Nicolas m’a confié qu’il voulait travailler sur mon prochain film en tant que directeur de la photographie, et j’avais aussi envie de vivre cette aventure avec lui. On a beaucoup communiqué par Skype, il habite à Prague, durant toute la préparation de Fornacis et je lui envoyais régulièrement des vidéos de l’évolution de la construction des décors, de mes acteurs, des costumes, des maquillages…
KS : Faites-vous beaucoup de prises ? Tournez-vous en plans-séquence ?
Aurélia Mengin : Quand on est chef-opérateur et cadreur sur mes films, le gros challenge, c’est de réussir à bien comprendre ce que je souhaite à l’image car, comme je suis aussi une des comédiennes, je passe en permanence devant et derrière la caméra. Les deux premiers jours de tournage sont essentiels car c’est là que mon équipe prend ses marques et, à partir de là, on entre dans une harmonie et une symbiose jusqu’à la fin du tournage. Mes prises sont longues parce que, effectivement, je tourne principalement des plans-séquence. Je tourne systématiquement à deux caméras en simultané afin d’avoir de la matière au montage. Mes prises durent entre 15 et 30 minutes, parfois un peu plus. Par contre, j’en fais peu. J’aime faire de longues prises car les comédiens ont le temps de s’oublier, de se surprendre eux-mêmes, de se révéler et du coup de me surprendre aussi. Je tourne principalement en caméra à l’épaule et au steadycam. Pour mes cadreurs, c’est un challenge de faire des plans aussi longs en maintenant des cadres purs et précis avec un vrai piqué de l’image.
KS : Combien de jours de tournage ?
Aurélia Mengin : Celui de Fornacis a duré 15 jours, on a beaucoup tourné et les nuits étaient très courtes. C’est ensuite une longue phase que j’affectionne particulièrement : la post-production, le montage-image.
KS : Les décors sont superbes, où avez-vous tourné ?
Aurélia Mengin : Pendant que je cherchais un lieu de tournage qui puisse entrer dans mon budget, mon sound-designer, Nicolas Luquet, m’a convaincu de venir tourner Fornacis dans sa ville natale en Touraine. Comme je n’avais pas de producteur, il fallait être malin et réussir à trouver des décors abordables. Nicolas m’a donc fait découvrir les paysages de son enfance, j’ai flashé ! Sa grand-mère, qui était agricultrice, a très généreusement mis à ma disposition un grand hangar de stockage des machines que nous avons entièrement vidé pour le transformer en grand studio de tournage. On y a construit tous les décors intérieurs du film. Mes parents sont venus exprès en métropole pour m’aider, ma mère Roselyne a fait la régie et a cuisiné créole pour toute l’équipe pendant 15 jours, mon père a réalisé le making-off du film et mon frère Pablo a signé 3 musiques additionnelles qui se marient à merveille avec la bande originale composée par Nicolas Luquet. Toute mon équipe s’est mobilisée et a donné le meilleur de lui-même. La famille de Nicolas a hébergé l’équipe pendant le tournage. Fornacis est une grande aventure humaine, j’ai rencontré des gens merveilleux avec qui j’ai tissé une réelle amitié et qui font désormais partie de ma vie. On ne fait pas un film toute seule.
KS : Est-ce que l’image est beaucoup retravaillée en post-production ?
Aurélia Mengin : Même si la création lumière de Nicolas Bordier est magnifique, j’ai consacré beaucoup de temps à l’étalonnage, au travail des couleurs et des contrastes en post-production. C’est une phase essentielle durant laquelle je vais à nouveau questionner mes choix esthétiques. Comme l’étalonnage arrive après le montage, les images ont donc pris leur sens et leur puissance définitive et il est donc primordial de pouvoir les retravailler.
KS : Quelle était votre ligne directrice au montage ?
Aurélia Mengin : Dans le long processus qu’est la réalisation d’un film, le montage est l’une des étapes que je préfère. D’abord parce que cela veut dire que j’ai réussi à tourner mon film ! C’est là que mes images prennent vie et que mon film se tisse. Je travaille avec Bruno Gautier depuis 10 ans. Il a monté en 2011 un de mes courts-métrages, Macadam Transferts, qui avait été sélectionné au Festival de Cannes dans la catégorie BanlieuZ’Art. En 2015, il a monté mon moyen métrage, Adam moins Eve, qui a fait plus d’une trentaine de sélections dans des festivals internationaux et qui a remporté le prix du Meilleur Moyen-Métrage à l’Open World Toronto Film Festival, mais aussi le prix de la Meilleure Réalisatrice Africaine au Festival International du Film du Nigéria.
Bruno et moi avons une grande complicité et, comme il est cartésien, il me questionne beaucoup pour réussir à plonger dans l’univers ésotérique de chacun de mes films. Nous avançons parfois à tâtons, comme des chercheurs d’or. Un peu comme Christophe Colomb, on plonge sans réserve dans mes rushs, on les tord, on les interroge, on les bouscule jusqu’au moment où le film s’impose à nous de façon évidente et essentielle. J’aime cette étape par-dessus tout parce que j’ai vraiment l’impression d’accoucher de mes films en salle de montage.
KS: Le son a une importance capitale dans votre film, à quel moment ce travail intervient-il?
Aurélia Mengin : Une fois que le montage est bien avancé, je donne mon film sans aucun son à mon sound-designer, Nicolas Luquet, qui signe la création sonore et musicale de mes films depuis 10 ans. Enfin, il y a l’étalonnage. J’ai été rejoindre Nicolas Bordier à Prague pour la première phase d’étalonnage, puis je suis revenue à Paris, au studio Two Seven, pour le poursuivre avec Daniel Santini. Enfin, on termine par le mixage, qu’on a fait au Studio Pure Sound avec Léo Besset.
KS : Le résultat final a-t-il beaucoup changé par rapport à l’idée de départ ? Au scénario ? Un long travail ?
Aurélia Mengin : Celui de Fornacis a duré 3 mois et nous avions beaucoup d’heures de rush. Chaque réalisateur est différent et aborde un film avec sa propre sensibilité et ses propres armes. Pour moi, le scénario, c’est le point de départ du film. Le tournage modifie forcément déjà un peu le scénario. Quand on filme ce qu’on a écrit, les choses prennent vie et s’affranchissent de nos propres barrières mentales. Le montage, c’est une phase décisive, durant laquelle nait un nouveau film. Ce nouveau-né a dans ses veines la sève originelle du scénario, enrichie d’une nouvelle force de vie et de surprise apportée par le montage. Mes films ne sont donc jamais la copie-conforme du scénario et je crois que, s’ils l’étaient, j’aurai moins d’excitation à les faire. Pour moi, les films sont des matières vivantes et vibrantes.
KS : Vous avez produit Fornacis vous-même, mais avez-vous tenté de le produire d’une manière traditionnelle ? Avez-vous sollicité des préachats télé, l’avance sur recette du CNC ?
Aurélia Mengin : Avant Fornacis, j’ai écrit 3 scénarios de longs-métrages que j’ai signés avec différents producteurs. Nous avons déposé à chaque fois des demandes d’aides au CNC, sans succès. Les uns après les autres, les producteurs ont fait faillite. Des années de travail pour rien ! Alors, pour Fornacis, j’ai voulu faire autrement, avec mes propres moyens et ceux de mon équipe.
KS : Il faut se battre pour faire du cinéma ?
Aurélia Mengin : Fornacis est ma grande déclaration d’amour au cinéma, à la création et au combat ! Car, oui, faire un film indépendant, c’est partir en guerre. Être réalisateur, c’est ne pas accepter la fatalité, c’est défier son propre destin : tourner des films et ne pas accumuler dans ses tiroirs des projets avortés… C’est très triste et la vie est trop courte. Parfois, il faut se dresser face au monde, remonter ses manches et partir en bataille pour se donner les moyens d’accomplir ses rêves envers et contre tout.
KS : Il y a beaucoup de talents dans votre famille. C’est plus facile de travailler en famille ?
Aurélia Mengin : J’ai grandi dans une famille d’artistes, un peu comme dans une famille de cirque, j’ai toujours travaillé en famille. Une famille qui s’élargit durant mes tournages car le noyau dur de mon équipe est totalement intégré à ma famille puisque je travaille toujours en équipe réduite.
KS : Quel était le budget du film ? Avez-vous sacrifié des scènes par faute de moyens ?
Aurélia Mengin : C’est impossible pour moi de donner le budget du film parce que je n’ai pas estimé tout le travail qui a été fait bénévolement. J’ai eu la chance immense de ne rien sacrifier de mes envies, malgré un budget très modeste. A la fin de la post-production du film, j’ai eu la chance de recevoir une aide de la ville de Saint-Denis de La Réunion et du Département de La Réunion, ce qui m’a permis de terminer l’étalonnage et le mixage.
KS : Vous avez beaucoup voyagé dans différents festivals. Comment le film était accueilli ailleurs ?
Aurélia Mengin : Fornacis a fait sa première mondiale à la fin du mois de septembre 2018 en Espagne, à la 30ème édition du Festival International de Cinéma de Girona, où il a remporté le prix de la Mise en Scène. C’était certainement un des moments les plus troublants de mon parcours de jeune réalisatrice car je ne m’y attendais pas du tout, mon équipe non plus, on était complètement déboussolés et tellement heureux.
Le film a ensuite été en compétition officielle dans plusieurs pays : en Roumanie au Dracula Film Festival, en Italie à la 11ème édition du Omovies Film Festival, en Inde à la 24ème édition du Kolkata International Film Festival. C’était d’ailleurs une expérience incroyable à vivre : deux projections dans des salles combles de 1.000 personnes. Le public indien était complètement envouté et hypnotisé, les échanges avec le public ont duré longtemps. De par leur culture, les Indiens ont un rapport particulier à la nature, au corps et au retour au minéral. Ils ont été touchés par la spiritualité et la poésie de mon univers et se sont appropriés Fornacis avec un naturel assez déconcertant.
C’est étrange, parfois, il faut parcourir des milliers de kilomètres, s’immerger dans un pays qui nous est totalement étranger et dont on ignore tout pour finalement se sentir aimée et comprise. Fornacis a touché les Indiens au cœur et ils m’ont donné la force nécessaire pour avoir envie de faire un autre film. Je n’oublierai jamais ce voyage irréel rempli de bienveillance.
La première française du film s’est déroulée fin janvier, lors de la 26ème édition du Festival Désir Désirs, le plus ancien festival LGBT de France. L’équipe du festival a tellement aimé mon film qu’elle m’a demandée de parrainer cette édition. La projection était particulièrement émouvante puisque nous étions revenus sur les terres où Fornacis a été tourné, à Tours. Une grande partie de l’équipe était présente, ainsi que tous les Tourangeaux qui avaient participé au tournage et l’ambiance était très chaleureuse.
Puis il y a eu l’Insolito International Film Festival au Pérou, mais malheureusement j’étais bloquée à la Réunion pour organiser la 9ème édition de mon propre festival, Même Pas Peur, je n’ai donc pas pu accompagner le film.
Ensuite, il y a eu la sélection en compétition officielle à la 41ème édition du Festival International de Films de Femmes de Créteil. Quel beau cadeau ! Je rêvais depuis plusieurs années de participer à cet incroyable festival engagé, qui se bat pour donner plus de visibilité aux réalisatrices en insistant sur le fait qu’il n’y a pas un cinéma féminin mais des cinémas féminins. Je crois que le public a été perturbé par mon film. Je ne saurai dire s’ils l’ont aimé ou détesté… Ils étaient déstabilisés, ce que je comprends parce qu’il bouleverse les codes narratifs classiques.
Puis, Fornacis est repartie en Roumanie, à Cluj cette fois, en compétition officielle pour la 13ème édition du Serile Filmului Gay International Film Festival, un festival international LGBT. Il est très engagé dans la défense des droits des homosexuels en Roumanie et j’avoue que j’avais un peu peur que mon film n’intéresse pas les spectateurs parce que, même s’il met en scène une histoire d’amour entre deux femmes, ce n’est pas un film qui promeut un message politique pour la cause lesbienne ou gay. Je me suis posée la question de ma légitimité dans ce festival, mais la rencontre avec le public après la projection a balayé mes doutes : les questions ont fusées, principalement concernant mes choix artistiques, la création sonore, le montage, la lumière et la représentation symbolique de l’amour et de la mort. Pour la petite anecdote, la projection a eu lieu le soir de mon anniversaire et le directeur du festival m’avait fait la surprise d’apporter un gros gâteau avec des bougies sur scène.
cAu mois de mai, Fornacis a fait sa première anglaise au Paracinema Film Festival à Derby. Là, je viens d’apprendre qu’il est aussi sélectionné à la 40ème édition du Durban International Film Festival, en Afrique du Sud, qui se tiendra au mois de juillet. Ce sera d’ailleurs sa première projection africaine.
Avec tous ces voyages, je suis heureuse, car mes films sont des chemins vers les autres, ces autres que je n’oserai jamais aborder dans ma vie normale parce que je suis bien trop réservée. Comme chacun de mes films, Fornacis est un passeport pour des terres inconnues, des regards, des sourires, des langages… Tous ces êtres dont j’ignore tout et qui, pourtant, le temps d’un échange autour d’un film deviennent si proches et si différents en même temps.
KS : Pensez-vous que le cinéma de genre est mieux accueilli à l’étranger qu’en France ?
Aurélia Mengin : Fornacis n’est pas un film de genre, c’est un voyage poétique à travers le corps, les peaux et le cœur. C’est un film sur l’amour, le désir, le deuil, le renoncement et la délivrance. Malgré des critiques élogieuses dans la presse, malgré de nombreuses sélections en festival, mon film n’a pas encore intéressé un distributeur en France.
KS : Pourquoi une telle frilosité de la part des distributeurs ?
Aurélia Mengin : Je crois que, dans sa grande majorité, le cinéma français est embourbé dans la peur, terrifié à l’idée de sortir des sentiers battus et plus occupé à surveiller le compteur des entrées qu’à créer… On trouvera toujours le moyen de citer de rares contre-exemples, toujours les mêmes d’ailleurs, qu’on agite comme un étendard pour se rassurer et continuer à se mentir… Mais la réalité est que les cinéastes indépendants qui proposent des films personnels qui sortent de la zone de confort crèvent la bouche ouverte. Je ne désespère pas qu’il y ait un jour une prise de conscience générale, comme pour l’écologie, parce que s’il faut sauver la planète, il faut aussi sauver le cinéma. Dans cette industrie dominée par l’angoisse, on glisse lentement mais sûrement vers un cinéma indolore, incolore et fossilisé. Mon naturel idéaliste et passionné espère donc un réveil généralisé !
KS : Quel est l’avenir de Fornacis ? Avez-vous pensé à une nouvelle économie telle que la diffusion du film sur une plateforme par exemple ?
Aurélia Mengin : J’aimerais beaucoup distribuer mon film sur une plateforme comme Netflix ou Amazon, mais je n’ai malheureusement pas encore réussi à trouver le moyen de les contacter.
KS : Que pensez-vous de la production française actuelle ?
Aurélia Mengin : Je n’en pense pas grand-chose…
KS : Il y a eu beaucoup de polémiques autour de l’affiche de votre festival Même Pas Peur en 2018. Comment voyez-vous la polémique avec du recul ?
Aurélia Mengin : L’affiche que j’avais créée pour la 8ème édition du Festival Même Pas Peur a été propulsée bien malgré moi dans une polémique. J’ai cru que le sol se dérobait sous mes pieds. C’est quelque chose d’assez impressionnant à vivre. Et puis, les mois passent. La 9ème édition du Festival a eu lieu en février dernier et ça a été une grande réussite. Je suis en train de préparer la 10ème édition, qui se tiendra en février 2020. Avec le recul, ce qui ne vous tue pas, vous rend plus forte et, j’espère, aussi plus libre.
KS : Pour vous, en quoi consiste le combat des femmes dans le milieu du cinéma ?
Aurélia Mengin : Je suis une femme, métisse, Réunionnaise, donc ultramarine, réalisatrice et avec un univers insolite, sensuel, poétique et symbolique. Autant dire que j’ai plusieurs combats à mener pour qu’on me donne une chance d’exister dans ce milieu tellement étriqué. Mais je suis plus une femme d’action que de lamentation et mon maître-mot c’est «agir». Chacun de mes films me fait avancer et je suis convaincue que tout ce travail finira par ouvrir les portes cadenassées. Il y a presque 10 ans, j’ai fondé le Festival Même Pas Peur et il sélectionne chaque année plusieurs films réalisés par des femmes, ce qui prouve que le fantastique n’est pas un domaine réservé uniquement au masculin.
KS : Pensez-vous déjà à un prochain projet ?
Aurélia Mengin : Je suis, en ce moment-même, en train d’écrire le scénario de mon second long-métrage, Le Soupir des papillons. Certains acteurs sont en train de le lire et j’espère vivement que ce deuxième film trouvera une productrice ou un producteur et que je pourrai le réaliser dans des conditions plus optimales que Fornacis.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite, juin 2019
Photos de tournage ©Vincent Mengin