Ascenseur pour l’échafaud est un excellent sujet pour le cinéma, un polar classique : des amants, un meurtre, une enquête. Louis Malle et Roger Nimier tentent de faire à partir de cette structure classique quelque chose de plus personnel et d’intime. Le choix de Roger Nimier s’avère fort judicieux. L’écrivain est comme Malle devenu célèbre jeune avec son premier roman Les Epées en 1946. Nimier avait vingt-trois ans. Quand Malle prend contact avec lui, il avait décidé de mettre entre « parenthèses » sa carrière d’écrivain. Nimier était une critique acerbe et dirigeait la revue Opéra. Personnage anticonformiste de droite, il avait remis sur le devant de la scène littéraire Louis-Ferdinand Céline, Paul Morand et Jacques Chardonne. Malle et Nimier décortiquent le roman de Calef et travaillent longuement sur la construction du récit. Louis Malle laisse Nimier écrire les dialogues puis reprend l’ensemble pour l’adaptation finale. « Nimier n’avait pas sur le plan cinématographique beaucoup de chose à apporter, c’était un esprit très littéraire, mais il avait un style, un ton, un regard sur les choses, et pour moi qui étais très jeune, c’était très bien d’avoir à mes côtés quelqu’un qui avaient ses qualités là. » Ascenseur pour l’échafaud est un film policier, par son intrigue, mais aussi drame intime.
Un ancien officier d’Indochine Julien (Maurice Ronet) et sa maîtresse Florence (Jeanne Moreau) décident de se débarrasser du mari. L’homme est un odieux personnage qui a bâti sa fortune sur des opérations douteuses. Les deux amants décident de commettre à exécution leur projet la veille d’un week-end. Julien tue le mari et camoufle le meurtre en suicide… tout se passe comme prévu, il quitte comme d’habitude les lieux accompagné par la secrétaire et le gardien de l’immeuble. Mais une fois à l’extérieur du bâtiment, Julien réalise qu’il a oublié un indice compromettant. Il revient dans l’immeuble, prend l’ascenseur ; au même moment, le gardien persuadé qu’il n’y a plus personne, coupe le courant, immobilisant l’ascenseur. Julien est coincé. Louis (Georges Poujouly), une petite frappe, vole la voiture de Julien et entraîne sa copine Véronique (Yori Bertin), la petite fleuriste du coin de la rue, dans une escapade nocturne. Quant à Florence, pétrie d’angoisse, elle déambule dans Paris à la recherche de Julien…
Ascenseur pour l’échafaud se déroule à une époque précise, dans les derniers soubresauts de la quatrième république. Les Français sortaient de la guerre d’Indochine et entraient dans la guerre d’Algérie. Il n’est pas étonnant dans ce contexte d’avoir comme antihéros un ancien de la guerre d’Indochine, incarné par Maurice Ronet. Ce vétéran assassine un homme d’affaires véreux qui s’est enrichi sur le dos du corps expéditionnaire français en Indochine. Il faut se rappeler qu’il y a eu plus de soldats français tués en Indochine que de soldats américains durant la guerre du Vietnam. Sous l’intrigue policière on trouve des références précises à l’actualité politique et sociale du moment. Nimier truffe les dialogues de propos polémiques qui irritent une partie de la critique. « L’Indochine vous a rapporté quelques milliards. Maintenant c’est l’Algérie. Respectez les guerres, ce sont vos propriétés de famille… » Lance Julien à son patron, riche marchand d’armes.
Au couple d’amants répondent le jeune couple, le voyou et la fleuriste. Julien et Florence sont des personnages romantiques presque liés à un temps révolu, ils sont en rupture de ban, avec sa profession pour Julien, avec son milieu bourgeois pour Florence. Ce sont des solitaires déçus par le monde. Quant à Louis et Véronique, ils sont déjà dans les années 60. Le jeune homme est dans une folie liée à une consommation frénétique. Autour d’eux, c’est l’américanisation de la société française : les autoroutes, l’apparition des gadgets, le motel. Les deux jeunes ont des rapports libres, annonciateurs de la libération sexuelle… Louis Malle anticipe de dix ans ce qui va se produire en 1968 avec la remise en cause de la société.
Beaucoup des thèmes abordés par Louis Malle dans son premier film (de fiction) vont se retrouver par la suite au sein de son œuvre : la solitude, la nuit, le suicide, des personnages qui se cherchent en marge de leur milieu social en rupture d’une vie conventionnelle dans un moment de vérité, des marginaux qui n’arrivent pas à s’intégrer…
Le tournage d’Ascenseur… est rapide, du 23 septembre au 15 novembre, à Paris. Malle, dont mise en scène est particulièrement élaborée, a tout prévu dans les moindres détails. Il tourne en décors naturels dans un Paris plus moderne qu’il ne l’est en réalité. Il sort du paysage cinématographique habituel des films français, des bistros typiques, des chauffeurs de taxi à casquette, etc. Sa manière de tourner dans les rues de Paris en fait presque un précurseur de la Nouvelle Vague.
Le montage terminé, Miles Davis enregistre sur les images la musique du film en une nuit d’improvisation. Miles Davis visionne le film, puis réfléchie à quelques thèmes pour accompagner le film. Il réunit autour de lui des musiciens qu’il connaît bien. L’enregistrement est une grande première, jamais une musique de jazz improvisé n’a accompagné un film. Dans le studio, Jeanne Moreau accompagne Louis Malle pour ce moment historique. L’enregistrement fera date et remporte le Grand prix du disque de l’Académie Charles Cros.
A la sortie d’Ascenseur pour l’échafaud, Louis Malle se brouille avec Roger Nimier à la suite de ses prises de positions favorables à L’OAS sur l’Algérie. «… J’ai alors cessé de le voir pendant deux ans : nous avions vraiment des convictions politiques trop opposées. ». Nimier décédé en septembre 1962 dans un accident de voiture, quelques jours après avoir reçu la proposition de Louis Malle pour l’adaptation du Feu Follet. Louis Malle lui dédira le scénario du Souffle au cœur.
Louis Malle a vingt-cinq ans quand Ascenseur pour l’échafaud sort sur les écrans français. Il est le plus jeune réalisateur du cinéma français, après sa « demi » Palme d’or (Le Monde du Silence coréalisé par Jacques-Yves Cousteau) toute la profession l’attend au tournant. Il joue son avenir avec cette première fiction dont il est aussi le producteur. Le film surprend la critique qui se déchire. Certain irons jusqu’à prétendre que le film est fasciste par la seule présence de Roger Nimier au générique. A la surprise générale, Ascenseur pour l’échafaud est couronné du prestigieux prix Louis-Delluc. Un véritable pari sur l’avenir pour les membres du comité. Un choix qui s’avéra judicieux et… gagnant.
Fernand Garcia
Rétrospective Louis Malle à la Cinémathèque Française du 14 mars au 1er avril 2018
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Ascenseur pour l’échafaud est disponible en DVD-Blu-ray dans une très belle édition chez Gaumont.
Ascenseur pour l’échafaud un film de Louis Malle avec Jeanne Moreau, Maurice Ronet, Georges Poujouly, Yori Bertin, Lino Ventura, Hubert Deschamps, Jen Wall, Elga Andersen, Micheline Bona, Sylviane Aisenstein, Félix Marten… Scénario : Louis Malle et Roger Nimier. Dialogue : Roger Nimier d’après le roman de Noël Calef. Directeur de la photographie : Henri Decaë. Decors : Jean Mandaroux. Montage : Léonide Azar. Musique : Miles Davis. Producteur : Jean Thuillier – Louis Malle. Production : NEF Nouvelles Editions de Films. France. 1958. 91 mn. Noir et blanc. Format image : 1.66 :1. 16/9e. Tous Publics.