Quitter l’enfance est souvent un moment douloureux qui arrive progressivement. L’enfant après avoir beaucoup supporté découvre avec effarement le monde des adultes. Ferit Karahan, à partir de ses souvenirs, réalise un film remarquable.
Dans un pensionnat isolé dans les montagnes de l’Anatolie orientale, des enfants kurdes sont « éduqués » par des enseignants turcs. Un soir, les enfants chahutent à l’heure de la douche, l’enseignant en charge de la surveillance, excédé, les contraint à une douche froide. Au matin, un enfant, Memo est mal en point. Son ami, Yusuf, l’aide autant qu’il peut. De la chambrée à l’infirmerie, Yusuf tente d’alerter les adultes sur Memo. Mais la discipline qui règne dans l’établissement, le manque d’écoute et les punitions corporelles empêche Yusuf d’obtenir une quelconque aide. Il vit une journée de cauchemar. Le temps est de la partie, il neige de plus en plus. Yusuf, dans des allers-retours entre l’infirmerie et l’école frappe à toutes les portes. Rien n’y fait, les adultes l’écoutent d’une oreille distante. Pendant ce temps, les punitions tombent, pour une cigarette, un morceau de pain. Il importe avant tout d’inculquer les valeurs de la Patrie. Le regard de Yusuf devient de plus en plus accusateur, alors que son camarade est à l’agonie.
Anatolia à la force des premiers films d’Abbas Kiarostami, on retrouve cette énergie que déployer l’enfant dans Où est la maison de mon ami ? (Khane-ye doust kodjast ? 1987). Ferit Karahan adopte une mise en scène et un rythme qui le rapproche du thriller. Le film nous saisit d’effroi devant la manière dont sont traités les enfants. C’est la gorge sèche que nous suivons le petit Yusuf. On pense au chef-d’œuvre d’Alan Clarke, Scum (1979), autre temps, autre lieu, mais même sentiment envers un univers d’injustice et de brimade. Tout est prison, jusqu’à la télévision, dans la salle de détente, qui trône derrière des barreaux. Ferit Karahan monte simplement des situations intolérables, les enfants sont tondus pour l’exemple. L’humiliation comme forme de domination et volonté de casser toute volonté. Les enfants vivent dans la peur. Karahan ponctue la longue journée de Yusuf de touches d’humours grinçants. La hiérarchisation à outrance de l’établissement, la recherche des responsabilités, tourne au pathétique.
Il y a longtemps que nous n’avons pas eu un regard d’enfant sur le monde des adultes si rempli de révolte. Yusuf ne sera jamais comme ses adultes. L’avenir dans ses yeux est tout simplement beau.
Fernand Garcia
Anatolia (Okul Tirasi – Brother’s Keeper) un film de Ferit Karahan avec Samet Yildiz, Ekin Koç, Mahir Ipek, Melih Selcuk, Cansu Firinci, Nurullah Alaca, Umit Bayram, Telkin Bulut, Mert Hazir… Scénario : Gülistan Acet et Ferit Karahan. Image : Tüksoy Gölebeyi. Décors : Tolunay Türköz. Montage : Ferit Karahan, Hayedeh Safiyari et Sercan Sezgin. Supervison du montage : Jacques Comets. Coproduction : Alexandru Craciun. Producteur : Kanat Dogramaci. Production : Asteros Film – Flama Booking. Distribution (France) : Moonlight Films Distribution (8 juin 2022). Turquie – Roumanie. 2020. 85 minutes. Couleur. Format image : 1.37. DCP. Tous Publics. Prix de la FIPRESCI – Festival de Berlin, 2021. Prix du meilleur réalisateur, Festival international du film de Chicago, 2021. Prix du meilleur acteur (Samet Yildiz) au Lisbonne et Estoril Film Festival, 2021, Sélection Cannes Junior, 2022… Tous Publics.