Alanté Kavaïté, réalisatrice d’origine lituanienne, découverte avec le polar mystique Ecoute le temps (2005), où elle dirigeait Émilie Dequenne et Mathieu Demy, et l’étonnant court métrage How We Tried a New Combination of Light (2012), est de retour avec le solaire Summer. Ce deuxième long sur un amour romantique et juvénile sort en France après ses succès en festivals. Entretien avec une réalisatrice de talent, Alante Kavaïte.
KinoScript : Comment est née l’idée de Summer ?
Alanté Kavaïté : J’ai travaillé avec des adolescents pour des ateliers de cinéma et j’ai éprouvé un grand plaisir à les filmer. Leur capacité à recevoir et à exprimer les choses, avec une intensité qu’on n’a plus à l’âge adulte, m’a vraiment inspirée. Cette expérience m’a conduite à repenser à ma propre adolescence en Lituanie. Cette période a été difficile pour moi comme pour beaucoup, mais aujourd’hui, je n’en retiens que les belles choses. Il y a peu de films lumineux sur l’adolescence et j’ai voulu, tout en abordant certains traits assez durs, faire quelque chose de léger et de pop. J’ai surtout voulu tourner le film que j’aurais voulu voir à 17 ans.
KS : Votre histoire a une dimension universelle, pourquoi l’avoir tourné en Lituanie ?
Alanté Kavaïté : C’était une évidence pour moi de retourner en Lituanie, puisque c’est là que j’ai passé ma propre adolescence. Dès le début de l’écriture, j’ai voulu ce film très sensoriel : le vertige, la chair de poule, la découverte du corps de l’autre… Il joue beaucoup plus sur les émotions que sur la narration. Les émotions, c’est ce que concentre le plus l’adolescence : on est encore des enfants et pourtant déjà des adultes. Il y a notamment la découverte de la sexualité, beaucoup de premières fois, mais pas encore la capacité d’analyser. S’agissant des sensations, j’ai fait appel à ma propre expérience. Il y a un peu de moi dans le film et beaucoup de Lituanie. Même si l’histoire en elle-même est universelle, le rapport à la nature, au paysage n’est pas le même en Lituanie.
KS : La voltige aérienne est un univers très peu représenté au cinéma, comment se choix s’est-il imposé à vous ?
Alanté Kavaïté : C’est un élément très lituanien. La Lituanie est un pays qui a un rapport particulier, presque obsessionnel, à l’aviation. C’est sûrement le seul pays au monde qui a eu à un moment des billets de banque à l’effigie de deux pilotes (avant l’introduction de l’euro). Durant mes étés, j’assistais comme tous à de nombreuses fêtes aériennes. Cet élément du vécu lituanien tout à fait courant m’est apparu comme une métaphore juste pour Sangaïlé, mon personnage principal. La voltige aérienne exige une vraie maîtrise de soi et c’est justement ce qui semble manquer à Sangaïlé. De plus, la voltige est dans la lignée de mes recherches originelles sur les sensations pour ce projet.
KS : Vos deux actrices, Julija Steponaityté et Aisté Dirziuté, sont remarquables, comment les avez rencontrées ?
Alanté Kavaïté : J’ai repéré Julija Steponaïtyté (Sangaïlé), dans un court métrage. Elle m’a dit qu’elle n’est pas actrice mais a tout de même joué dans deux courts métrages. Je lui ai demandé de m’aider à trouver Austé en donnant la réplique aux actrices pendant le casting. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que c’était elle que je regardais et pas les autres. Elle est très magnétique. Comme je cherchais un couple, je ne pouvais pas confirmer Julija sans avoir trouvé l’interprète d’Austé. J’ai donc invité toutes les filles du conservatoire de Vilnius à auditionner. Lorsque Aïsté Dirziuté a passé le casting, l’équilibre s’est fait et j’ai vu que leurs physiques, leurs visages et leurs énergies s’accordaient très bien.
KS : Quelle a été votre méthode de travail avec elles ? Laissez-vous une marge d’improvisation aux acteurs ?
Alanté Kavaïté : Ma méthode est différente avec chaque acteur, même si il y a des techniques de base. Cette partie de travail demande beaucoup de temps, de discussions, de psychologie. Quand on travaille avec des acteurs non professionnels, à la base, on essaie de les choisir proches de leur personnage. C’était le cas de la plupart des acteurs de Summer. La mère est par exemple vraiment une ancienne ballerine qui jouait pour la première fois au cinéma, les pilotes sont de vrais pilotes. Quant à Julija et Aïsté, nous avons passé beaucoup de temps à discuter, à préparer le tournage. Les filles connaissaient mon projet de terminer le tournage par des interviews de Sangaïlé et Austé 3 ans plus tard (en bonus DVD du film). Parfois, j’avais l’impression que ce court-métrage les passionnait davantage que le travail sur les scènes du film, ce qui était très amusant – en quelque sorte, le bonus DVD a nourri leur travail.
KS : L’univers de Summer est stylisé, on peut faire référence à un certain cinéma new-yorkais, y avez-vous pensé dès l’écriture du scénario ?
Alanté Kavaïté : Mes influences viennent surtout des années 60-70, en particulier du cinéma japonais. C’était l’époque d’une grande liberté formelle, d’expérimentations et d’une certaine croyance en la force de l’image qui s’est un peu perdue aujourd’hui. Le travail de Gus Van Sant m’intéresse beaucoup, particulièrement quand il s’agit de filmer la jeunesse. Je lui rends hommage dans la scène de la douche.
KS : Il est très étonnant de faire apparaître la notion du vertige au milieu du film, cela renvoie-t-il à un passage au monde adulte ?
Alanté Kavaïté : Absolument. C’est une peur qui est là dès le début, seulement le spectateur n’en prend pas conscience tout de suite. C’était intéressant pour moi de ne pas tout livrer d’un coup, mais d’y parvenir petit à petit et pouvoir rétrospectivement repenser la scène d’ouverture par exemple.
KS : Le musicien d’Air JB Dunckel a travaillé pour des films très féminins (Virgin Suicides, Lost in Translation) recherchiez-vous cette sensibilité-là pour Summer ?
Alanté Kavaïté : Je ne sais pas ce qu’est un film féminin. Ni ce qu’on entend par féminin tout court. Ce sont des notions qui me sont totalement étrangères. J’avais bien sûr entendu la BO de Virgin Suicides que j’aimais bien, mais j’ai été surtout totalement hypnotisée par le travail que Air a fait sur le film d’Erik Skjoldbjærg Pioneer, co-produit par mon producteur. Il y a dans cette BO une profondeur et une noirceur en plus du côté planant, que je n’avais pas entendu dans leur travail jusqu’à présent.
KS : Et sa musique a-t-elle eu une incidence sur le montage ?
Alanté Kavaïté : JB est venu voir Summer en cours de montage et il a plongé. Le travail qu’il a eu à faire n’était pas facile, car j’avais déjà accumulé pas mal de musiques existantes et il fallait trouver une harmonie d’ensemble, ce qu’il a magnifiquement réussi en plus d’une nouvelle empreinte émotionnelle qu’il a laissée sur le film. Nous avons passé pas mal de temps au montage son avec JB et Nicolas Becker à essayer différentes choses et nous avons beaucoup travaillé le Sound Design, même aux endroits musicaux.
KS : C’est votre deuxième film avec Dominique Colin, quelle a été votre approche picturale ?
Alanté Kavaïté : Ce fut un grand plaisir de repartir avec Dominique Colin dans une esthétique très différente de celle de mon premier film Ecoute le Temps. Dans la mesure où Sangaïlé veut voler et qu’elle en est incapable, le plus grand défi du film était de ne faire que des plans fixes, quelles que soient l’étroitesse du lieu, du décor, les contraintes techniques. Il y a ensuite un contraste entre les images fixes et les images aériennes pour lesquelles nous avons utilisé un octocoptère qui était exactement à l’altitude entre Sangaïlé au sol et les avions de voltige qui font leurs figures à une centaine de mètres de hauteur. Dès l’écriture, la question de l’espace était très importante. J’ai écrit le film avec les décors, avec des partis pris radicaux de mise en scène, plus que par le biais des dialogues.
KS : L’action de Summer se déroule à Elektrenai, une ville essentiellement connue pour sa centrale thermique, que lui avez-vous trouvé de particulier ?
Alanté Kavaïté : J’ai entendu dire qu’Elektrénai était considérée comme la ville la plus moche du pays. Pourtant je la trouve très cinématographique, avec cet immense lac artificiel, cette centrale et ces HLM au bord de l’eau… L’eau qui y est plus chaude que dans d’autres lacs. De plus, je voulais ancrer Austé dans un décor du passé de l’occupation soviétique. Car même de cette période, ce personnage garde le meilleur : elle pioche dans la mode des années 60, date de la construction de cette centrale, elle écoute la pop lituanienne des swinging sixties qui n’est pas si mal. Quelqu’un qui est en accord avec son passé ne peut être que bien dans le présent. Pour quelqu’un comme Sangaïlé, qui est plus snob, le passé soviétique est probablement quelque chose de lourd à porter.
KS : La société Lituanienne est assez conservatrice, l’amour entre deux filles a-t-il posé problème pour la production ?
Alanté Kavaïté : La Lituanie est en retard dans la lutte pour l’égalité de tous. Mais si on se rappelle que cette lutte ne dure que depuis 25 ans, soit depuis le démantèlement de l’Union Soviétique, on peut dire que les choses avancent. J’étais à la Gay Pride à Vilnius pendant la préparation du film en 2013. Lorsque nous sommes passés à côté de la cathédrale, une vingtaine de vieux ont pointé des croix vers la procession. Comme si on était des vampires ! C’était à la fois hallucinant, pittoresque et pathétique. Eux, il n’y a aucune chance de les changer. A la limite, je ne peux même pas leur en vouloir : cette génération est passée par des choses tellement dures, comme la guerre, l’occupation soviétique et les déportations en Sibérie. Plus loin dans la marche, il y avait quelques skinheads qui lançaient des tomates sur le défilé. Ceux-là sont davantage inquiétants mais heureusement, ils ne sont qu’une petite minorité et pas très violents, même si le geste de lancer une tomate reste une agression. Ces jeunes de l’extrême droite n’ont pas de représentation politique significative (l’extrême droite lituanienne est atomisée en micros partis qui n’ont aucun poids politique). Enfin, j’ai l’impression que c’est juste une question de temps. Par exemple, une grande part du financement vient du Centre du Cinéma Lituanien. Je sais que le jury qui attribue les aides est composé de personnes de toutes les générations. Même chose pour mon équipe qui comptait une trentaine de personnes très différentes. A aucun moment, avec aucune d’entre elles, l’homosexualité n’a été un sujet.
KS : La première mondiale du film a eu lieu au Festival de Sundance, quel accueil a-t-il reçu ?
Alanté Kavaïté : L’accueil y a été très chaleureux et, étonnamment, venant de publics de tous âges. En plus, j’ai été comblée par le prix de la mise en scène.
KS : Après Sundance, Summer a été sélectionné à Berlin, l’accueil était-il différent ?
Alanté Kavaïté : C’était le même plaisir et, concernant la communauté LGBT, il s’est passé la même chose qu’à Sundance, plusieurs personnes sont venues me remercier d’avoir fait un film dont l’histoire d’amour homosexuel n’est pas un problème ni un sujet. C’est une manière en quelque sorte de se projeter dans un monde meilleur et de faire avancer la cause, j’en suis convaincue.
KS : Depuis quelques années on constate un frémissement du cinéma lituanien, sont récemment sortis en France The Vanishing Waves et The Gambler, assiste-t-on à la résurgence d’une génération de cinéastes ?
Alanté Kavaïté : Espérons qu’avec le tout nouveau Centre du Cinéma Lituanien qui promet, les cinéastes pourront tourner davantage.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite
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