Un ex-détective rongé par l’échec, devenu professeur en criminologie, s’installe avec son épouse dans un nouveau quartier, à la recherche d’une vie tranquille. Alors qu’on lui demande de participer à une enquête à propos de disparitions, sa femme fait la connaissance de leurs étranges voisins.
Avec Creepy, Kiyoshi Kurosawa, figure incontestable et incontournable de la post-nouvelle vague nippone qui a renouvelé le cinéma de genre, maitre de l’angoisse et du « fantastique réaliste » ou de l’« ordinaire surnaturel », réalisateur des impressionnants et excellents Cure (Kyua, 1997) dont les principaux motifs de l’intrigue sont repris ici, Charisma (Karisuma, 1999), Séance (Korei, 2000), Kaïro (Kairo, 2001), Jellyfish (Akarui mirai, 2002), Loft (2006), Rétribution (Sakebi, 2007), Tokyo Sonata (2008), Shokuzai (2012), Real (Riaru: Kanzen naru kubinagaryû no hi, 2012), Vers l’autre rive (Kishibe no tabi, 2015) ou encore plus récemment Le Secret de la chambre noire (2016), revient au genre qu’il affectionne et qu’il maitrise le mieux. Creepy marque le retour du cinéaste à ses fondamentaux.
Adaptation du roman éponyme de Yukata Maekawa, Creepy est un thriller horrifique psychologique qui, par son inquiétante étrangeté, tutoie le « fantastique ». Anxiogène et parfaitement maîtrisé tant au niveau du scénario que de la mise en scène, le film commence dans un registre connu et balisé mais Kurosawa le fait évoluer dans des directions inattendues et le transforme afin d’entrainer le spectateur vers un genre et un style auquel rien auparavant ne l’a préparé. Creepy est un film à petit budget au scénario malignement diabolique qui multiplie les fausses pistes et vient sans cesse remettre en cause les certitudes du spectateur tout en le mettant sous pression avec une mise en scène brillante. Ce dernier n’a pas son pareil pour instaurer le doute et le trouble chez le spectateur. C’est avec une main de maître que Kurosawa entrelace parfaitement et fait se répondre les intrigues policières passée et présente avec la vie privée des personnages. Au cœur même d’une mise en scène dont la forme épouse le processus de manipulation développé par les personnages dans l’histoire, Kurosawa met intelligemment les désirs et les attentes inavouables mais irrésistibles du spectateur en abyme.
Teruyuki Kagawa incarne avec une impressionnante force de conviction le personnage de Nishino, l’inquiétant et mystérieux voisin qui vit avec sa fille et sa femme malade qu’on ne voit pas et qui va s’avérer être un horrible psychopathe. Dénué de toutes valeurs et consciences morales ou sociales, le personnage qu’il campe avec un indéniable talent est un véritable monstre à visage humain, une nouvelle variation de la figure du vampire qui prend possession de ses victimes. Mais Nishino s’avère également être aussi peureux que terrifiant… Tel un thérapeute malintentionné, il cible, révèle et utilise les faiblesses et les non-dits refoulés des individus afin de mieux les manipuler et les utiliser. Acteur récurrent chez le cinéaste, Teruyuki Kagawa a déjà tourné sous la direction de Kurosawa dans Shokuzaï (2012), Tokyo Sonata (2008) et Serpent’s Path (Hebi no michi, 1998) qui marquait alors ses débuts de comédien. On l’a également vu chez Takashi Miike (Sukiyaki Western Django, 2007), Hirokazu Kore-eda (Hana – Hana Yori Mo Naho, 2006) ou encore régulièrement chez Masahiro Kobayashi (L’Homme qui marchait sur la neige – Aruku, Hito, 2001 ; Bashing, 2005 ; Haru’s journey – Haru tono tabi, 2010 ;…).
Hidetoshi Nishijima qui joue brillamment ici le personnage obsessionnel de Takakura a lui aussi été dirigé à ses débuts par Kurosawa dans License to live (Ningen gokaku, 1998). Son personnage qui tente d’élucider une enquête qui devient obsessionnelle n’est pas sans rappeler la trame de l’excellent Shokuzai (2012). L’actrice Yuko Takeuchi interprète ici le personnage de Yasuko, l’épouse fragile, car seule et insatisfaite, de Takakura qui va succomber au Mal (mâle). Elle a été dirigée entre autre par Hideo Nakata dans Ring (Ringu, 2001).
A partir d’un univers urbain réaliste et contemporain, Kurosawa, avec sa signature originale et personnelle, n’a pas son pareil pour distiller une atmosphère angoissante et un climat oppressant pour le spectateur. Les décors (les lieux) ont ici un rôle primordial. Ils sont constitutifs de l’ambiance générale du film. La terreur que le réalisateur instaure dans la première partie du film est d’autant plus oppressante qu’elle n’est pas concrète, elle est sans objet. Ce n’est que par la suite que l’on découvrira la maison des horreurs. Chez Kurosawa tout est affaire de mise en scène, d’ambiance et d’atmosphère. Le mystère est glaçant. Son talent pour faire naître avec une économie de moyens (usage du hors-champ) une tension anxiogène incomparable vient traduire la maîtrise totale de son art.
Tout en suggestion, c’est avec une virtuosité empreinte de symbolisme que le cinéaste prend son temps mais aussi un malin plaisir pour suggérer les zones d’ombres qui peuvent habiter les hommes. Son style est marqué par un rythme lent, de longs plans fixes, des panoramiques employant l’espace des lieux de façon remarquable, une utilisation réfléchie de la lumière et des couleurs ou encore un montage naturel et fluide dont la discrétion le rend presque invisible.
C’est avec cette forme singulière, inattendue pour le genre, que le cinéaste crée un monde énigmatique, à la limite du fantastique, et par la même occasion, l’inquiétude chez le spectateur. Le réel est contaminé par le surnaturel. Parfaitement intégré dans le quotidien et l’ordinaire, l’étrange et l’extraordinaire sont ainsi transfigurés. Se transformant progressivement au fil de l’histoire, Creepy oscille donc entre ordinaire et extraordinaire. Au regard de l’œuvre du cinéaste, on remarque en effet que c’est dans des cadres ordinaires et familiers qu’il aime faire apparaitre les « fantômes » dans ses films. Par le biais du thriller horrifique, avec Creepy, Kurosawa parle en fait de l’abîme insondable de l’intime et nous offre une plongée dans les ténèbres de l’âme humaine.
La sobriété et l’emploi de sa mise en scène, qui n’ont d’égal que son efficacité, et le message que Kurosawa porte avec ce film renvoient à des cinéastes comme Jacques Tourneur, David Lynch mais aussi, dans des registres complètements différents, Claude Chabrol ou encore Ulrich Seidl qui, comme lui, révèlent les monstrueux secrets, les ténèbres qui se cachent derrière la surface lisse et rassurante du quotidien, dans les pavillons des quartiers paisibles. Le décalage existant entre l’extérieur (les apparences visibles), le paraître, et l’intérieur (la réalité invisible), l’être, peut être d’une effrayante et extrême noirceur. En plus des apparences, Kurosawa aborde également dans Creepy des thèmes comme l’Autre et son regard, la frustration, l’obsession morbide, l’aliénation, les faux-semblants, la manipulation (des personnages et du spectateur) ou encore bien évidemment la cellule familiale, thème à travers lequel l’auteur vient suggérer non seulement l’éclatement de la famille traditionnelle japonaise mais aussi le fait qu’aujourd’hui, à l’image de notre société, le mal est présent partout, il est proche de nous et n’a plus de visage reconnaissable.
Au fil de son œuvre, on ne peut que constater que Kiyoshi Kurosawa est un cinéaste exigeant et talentueux qui parvient parfaitement à passer d’un genre à un autre tout en restant cohérent. Il parvient également mieux que quiconque à mélanger les genres dans une même œuvre. Ce sont principalement l’élégance et la subtilité de son univers cauchemardesque qui caractérisent la marque du réalisateur et sa singularité. Grand cinéaste du cinéma de genre, Kurosawa n’en est pas moins pour autant (au contraire même) un grand auteur. Si besoin en était, Creepy en est une nouvelle preuve.
Creepy est un film aussi efficace que réussi. Creepy est un film « Creepy » (« Terrifiant » en anglais).
Steve Le Nedelec
Creepy (Kurîpî) un film de Kiyoshi Kurosawa avec Hidetoshi Nishijima, Yûko Takeuchi, Toru Baba, Ryôko Fujino, Masahiro Higashide, Teruyuki Kagawa, Haruna Kawaguchi… Scénario : Chihiro Ikeda et Kiyoshi Kurosawa d’après le roman de Yutaka Maekawa. Musique : Yuri Habuka. Production : Asahi Shimbun – Asmik Ace Entertainment – KDDI Corporation – Kinoshita Group – Kobunsha – Shochiku Company. Distribution (France) : Eurozoom (Sortie le 14 juin 2017). Japon. 2016. 130 minutes. Ratio image : 2.35 :1. Couleur. Dolby Digital. Sélection Berlinale 2016, Hors-compétition. Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement.