Il est difficile de se rendre compte, aujourd’hui, de ce que fut la production cinématographique nazie. L’un des grands mérites du documentaire de Felix Moeller de ne nous rappeler que ces films de propagande ont eu une importance capitale sous le IIIe Reich.
Tout d’abord, il y a des chiffres impressionnants, entre 1933 et 1945, 1 200 longs-métrages ont été réalisés en Allemagne entraînant dans leurs sillages des bataillons de spectateurs. Rien qu’en 1943, un milliard d’Allemands se sont déplacés pour voir ces films. Après la Seconde Guerre mondiale, sur l’ensemble de la production, 300 films sont interdits par les Alliés pour cause de propagande. 40 d’entre eux sont toujours totalement interdits de diffusion. Cette interdiction a-t-elle lieu d’être plus de soixante-dix après leurs réalisations ? A partir de cette question, Felix Moeller interroge notre capacité à analyser et à comprendre ces films de propagande nazie.
Ces films sont entreposés non pas par une étrange ironie de l’Histoire mais pour une simple question de sécurité (pellicule nitrate hautement inflammable) dans les bunkers ! Ceux des Archives Fédérales du cinéma en Allemagne sous l’autorité de la Fondation Murnau. C’est à la fondation qu’incombe la décision de rendre accessibles ou non ses films.
Durant douze années sous l’impulsion des « cinéphiles » Hitler et Goebbels, l’Allemagne va produire des films avec la volonté de mettre au premier plan la patrie, le peuple, le peuple uni contre l’autre. Ainsi c’est toute une série de films anti-français, anti-anglais, anti-polonais, anti-russes, antisémites, contre la république de Weimar, etc. Pour Goebbels le cinéma doit être en première ligne dans la diffusion de l’idéologie nazie et il va y mettre les moyens financiers et humains. Moeller nous en propose des extraits emblématiques d’une cinématographie au service d’une idéologie qui allait se propager comme les métastases d’un cancer à travers tout un pays et hors de ses frontières. A voir ces extraits aujourd’hui, ce qui saute d’emblée aux yeux c’est la qualité et soin dans la mise en scène, l’interprétation et les décors avec lesquels ces films étaient réalisés. Il faut garder en mémoire que le cinéma allemand était à la prise de pouvoir d’Hitler, l’un des meilleurs au monde. A cette thématique de film de haine sournoise vont s’ajouter tout un pan de films pour : le parti, l’euthanasie, la jeunesse, pour la guerre avec un thème majeur, la grandeur de l’Allemagne.
Le cinéma nazi est basé sur des stéréotypes forts ne pouvant attiser que du ressentiment, de la haine envers les autres, les ennemis du peuple, de la patrie et donc du IIIe Reich. Séquences étonnantes que celle de centaines de figurants défilant en chantant « Plutôt mort qu’avec les Anglais ! » ou des pilotes de Stukas « Toujours prêts quand le devoir nous appelle, nous déferlons depuis le ciel pour frapper, nous ne craignons pas l’Enfer et n’abandonnons jamais ! ». C’est un cinéma redoutablement efficace, dont les grosses ficelles peuvent nous faire sourire aujourd’hui mais il pouvait être aussi subtil. Scénario calibré pour entraîner le spectateur dans une histoire, simple, héroïque et patriotique, de manière grossière mais parfois de manière plus insidieuse, plus perverse. Distillant son venin par « d’anodins » dialogues intelligemment placés tous au long du film. N’hésitant à falsifier la réalité et réécrire l’histoire pour l’orienter vers une interprétation nazie. Ses films ont participé à la validation par les masses des pires atrocités voire à les encourager à y participer, c’est à un dévoiement total d’un art populaire que vont se livrer les nazis. Comme le souligne l’historien Moshé Zimmermann « Ces films aujourd’hui peuvent sembler absurdes (…) mais ils représentent un danger par les stéréotypes qu’ils véhiculent et qui peuvent se propager. »
Il en va ainsi du film Retour au foyer, dont la vocation est clairement de justifier l’invasion de la Pologne, les traitements infligés à la population et de nier jusqu’au droit de vivre des Polonais. Le film fonctionne sur la victimisation des Allemands résidant en Pologne que les polonais veulent exterminer. Dans une séquence particulièrement forte (et bien réalisée) une jeune Allemande, membre du parti national-socialisme, est lapidée par des enfants « comme si les Slaves étaient mauvais dès l’enfance » (analyse Sonja M. Schultz). Procédé de propagande particulièrement haineuse et inversion des rôles, les atrocités des Allemands sont attribuées aux polonais. Retour au foyer se termine sur un plan hallucinant d’un cortège de chariots d’Allemands qui retournent dans leur terre natale en passant devant un gigantesque portrait du führer tout sourire !
Retour au Foyer n’est qu’un exemple parmi d’autres, le film le plus « célèbre » reste sans l’ombre d’un doute Le Juif Süss de Veit Harlan dont le caractère antisémite frappe encore plus les spectateurs d’aujourd’hui par la qualité de son interprétation et de sa réalisation. « Le Juif Süss est un condensé de tous les stéréotypes nazis et de la grammaire antisémite de l’époque. Les Juifs sont associés à l’argent, au sexe, au thème du complot et de l’infiltration. » note justement Sylvie Lindeperg. En comprendre et en expliquer la mécanique est une manière d’armer les spectateurs contre cette forme de manipulation. Le sujet reste sensible.
Le cinéma nazi est aussi un cinéma de star, les deux plus importantes prise du régime est Emil Jannings (ci-contre avec Joseph Goebbels, 2 films interdits) et Heinrich George (5 films interdits). De grands acteurs ont fuit le régime, mais Jannings voulait rester au pays et s’est mis, plus ou moins, au service du régime. Le cas d’Heinrich George est pour le moins étonnant, acteur communiste, il est passé dans le camp nazi. Le cinéaste Wolfgang Liebeneiner a-t-il était roulé dans la farine avec son film pro euthanasie Suis-je un assassin ? (Ich Klage An) transformé en tract national-socialiste par Joseph Goebbels ? Ce premier film pour soutenir les morts par euthanasie est réalisé alors que les nazis assassinent handicapées et malades mentaux. Pour Goebbels rien de mieux que d’ouvrir un débat pour mieux manipuler les consciences et in fine atteindre son but premier. Tout est affaire de manipulation.
Il est absurde d’interdire ses films au prétexte que les spectateurs d’aujourd’hui n’ont ni l’éducation nécessaire ni la connaissance de l’époque pour les voir, c’est une aberration. Le témoignage d’une responsable de la classification allemande est emblématique d’un état d’esprit qui vise avant tout protéger les plus faibles. Argument bateau utilisable pour n’importe quel film. C’est surtout l’aveu des carences de l’État en matière d’éducation. Autoriser tout en contrôlant la diffusion de ses films est une manière de lutter contre leur diffusion sous le manteau par des groupuscules d’extrême-droite qui les utilisent comme les nazis de l’époque comme objet de fascination, d’enrôlement et comme pire vérité historique, de faits que l’on nous cacherait. Il est aujourd’hui possible de diffuser ses films avec un appareillage critique et historique de premier ordre. Et, comme le souligne le réalisateur Oskar Roehler, ces films sont interdits mais accessibles aux élites. Que dire de la diffusion au début des années 80 de plusieurs titres en les dénazifiant, c’est-à-dire, en retirant les plans de croix gammées et de drapeaux du IIIe Reich ?
Il reste de cette sinistre époque plusieurs films interdits ou la diffusion restreinte : Heimkehr (Retour au Foyer), Le Juif Süss (Jud Süß), Attentat à Bakou (Anschlag auf Baku), Carl Peters, S.A. Mann Brand, Suis-je un assassin ? (Ich Klage An), Les Rothschild (Die Rothschilds Aktien Auf Waterloo), GPU, Besatzung Dora, Kolberg, Pour le mérite, Le Jeune Hitlérien Quex (Hitlerjunge Quex), Fronttheater, Stukas, U-Boote Westwärts !, Le Président Krüger (Ohm Krüger), Über Alles in der Welt…
Programmé sur ARTE dans une version plus courte, ce passionnant documentaire de Félix Moeller est proposé en DVD dans sa version intégrale. De quoi réfléchir au pouvoir de l’image et à l’impact de la propagande…. et rester les yeux grands ouverts…
Fernand Garcia
Les Films interdits, L’héritage caché du cinéma nazi disponible en DVD, une édition ESC.
Les Films interdits (Verbotene Filme), un film de Felix Moeller, Interviews : Götz Aly (historien), Stefan Drössler (cinémathèque de Munich), Jörg Friess (Zeughaus Cinema Berlin), Jörg Jannings (neveu de Emil Jannings), Egbert Koppe (Federal Filmarchive Berlin Hoppegarten), Johanna Liebeneiner (fille de Wolfgang Liebeneiner), Sylvie Lindeperg (Historienne), Oskar Roehler (realisateur), Rainer Rother (Deutshe Kinemathek Berlin), Sonja M. Schulz (historienne cinéma), Ernst Szebedits (fondation F.W. Murnau), Margarethe von Trotta (réalisatrice), Christiane Von Wahlert (German film industry), Moshe Zimmermann (historien, Université hébraïque de Jerusalem). Scénario : Felix Moeller Directeur de la photo : Isabelle Casez – Son : Jan Wichers – Montage : Annette Muff. Producteur : Felix Moeller. Production : Blueprint film en co-production : Bundfunk Berlin Brandenburg et Hessischer Rundfunk en collaboration avec Arte. Images d’archives : Hans Albers, Elise Aulinger, Berta Drews, Walter Franck, Heinrich George, Paul Hartmann, Heidemarie Hatheyer, Adolf Hitler, Emil Jannings, Karl John, Heinz Klingenberg, Zarah Leander, Wladimir Maier, Ferdinan Marian, Jürgen Ohlsen, Viktor, Hans Stiebner, Kristina Söderbaum, Rolf Wenklaus, Otto Wernicke, Paula Wessely, Mathias Wieman. Allemagne. 2013. 94 minutes. Couleur et noir et blanc.