Les fantômes d’Ismaël est un film somme. Un voyage dans le labyrinthe mental d’Arnaud Desplechin, dans son cinéma, ses obsessions, sa vie, ses rapports aux autres. Une partition élaborée à partir d’une réalité inventée, imaginée, fantasmée. Ismaël (Mathieu Amalric) est cinéaste, le double de Desplechin comme Mastroianni l’était pour Fellini dans 8 ½. Il tourne son nouveau film, une fiction d’espionnage avec son personnage récurrent Dedalus (Louis Garrel). Sa vie s’inspire de son frère attaché diplomatique, transformé par Ismaël en héros d’une étrange histoire. Il écrit le film au fur et à mesure, taillant dans son frère un personnage qui aurait pu être l’idéal d’Ismaël, qu’il aurait aimé être: avoir une vie plus grande que nature, vivre des aventures palpitantes, des amours exotiques dans des lieux aux confins du monde. Un héros ordinaire à la John Le Carré. Mais dans sa vie surgit une autre histoire, celle sur laquelle il n’a pas de prise. Sa première femme, Carlotta (Marion Cottillard), amour de jeunesse, resurgit après vingt et un ans de disparition. Elle est quasiment de retour d’entre les morts (titre du roman à l’origine de Vertigo). Vingt et un ans c’est le temps qui sépare Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) des Fantômes d’Ismaël où la jeune Marion Cotillard jouait. Que de chemin parcouru depuis ce film à l’autobiographie volée jusqu’à celui-ci à « l’évidente » autobiographie assumée.
Carlotta est l’un des fantômes qui entre à nouveau dans la vie d’Ismaël à un moment de doute. Elle entre en scène, comme les fantômes qui apparaissent dans les films japonais, avec douceur. Pourtant ce qu’elle va déchaîner est une révolution violente des sentiments. Ismaël a refait sa vie, il a beaucoup pleuré après sa disparition. Au bout de dix ans, Carlotta a été déclarée personne disparue. Durant ce temps, Ismaël s’est rapproché du père de Carlotta, Henri Bloom (László Szabo), un cinéaste juif. Un cinéaste de l’après-Seconde Guerre mondiale, de la fin de l’innocence du cinéma, de la découverte de la Shoah. Sa vie tragique fascine Ismaël, issu d’une bourgeoisie sans histoire de Roubaix.
Mais les morts doivent-ils revenir hanter les vivants ? Ismaël se refuse à dire la vérité à Bloom. Pourquoi ? Pense-t-il que les drames de sa vie n’auront plus le même impact avec le retour de sa fille ? Que son œuvre cinématographique, s’en retrouverait amoindrie ? Un auteur n’existe-t-il que par rapport à la tragédie de sa vie ? Le discours de Bloom à la cinémathèque de Tel-Aviv aurait-il encore une raison d’être ? Oui, puisque Ismaël avoue la vérité sur Carlotta à un inconnu, responsable de l’hommage. L’œuvre de fiction survit à la réalité contrairement aux auteurs. « La réalité c’est de la merde ! » clame Ismaël. Sûrement, mais aussi parce qu’il n’a pas de prise sur celle-ci.
Son nouvel amour Sylvia (Charlotte Gainsbourg) est astrophysicienne, les pieds bien sur terre. Elle a un regard aigu sur la réalité des mouvements du cœur. Magnifique séquence (une de plus d’un film d’une immense richesse) d’une promenade nocturne où il la raccompagne chez elle. Il la force à le laisser entrer chez elle. Il perturbe sa vie comme si elle devait entrer dans sa création coûte que coûte… et elle y entre, comme si elle observait une planète, avec ce qu’il faut de retenue scientifique et de fascination irrationnelle.
Le film est un voyage dans les affres de la création avec des impasses et ses fulgurances. Dans le cinéma, dans ce que l’on demande/exige d’un auteur: de nous parler du monde, de soi, d’être distrayant et intelligent. Comment s’en sortir? Desplechin fait appel à des pans entiers du cinéma, à ce qui constitue aussi son univers. Des séquences entières semblent écrites par Alfred Hitchcock, filmées par Ingmar Bergman et montées par Martin Scorsese puis revues par Lars von Trier, mais toutes les combinaisons sont possibles. Un retour à l’innocence des premiers âges du cinéma et à la jeunesse de l’auteur est impossible à moins de sombrer dans la folie. Ainsi en va-t-il de la séquence du train, où Ismaël, totalement déstabilisé, visualise son dérèglement intérieur comme dans les flashs d’intemporalités des films de Guy Maddin.
Dans cet univers protéiforme, sensuel, violent, paranoïaque, tous les comédiens, sans exception, sont remarquables. Encore une fois, Desplechin réussit un film qui est scénaristiquement et artistiquement d’une richesse rare dans le cinéma français.
Les Fantômes d’Ismaël est une mise à plat, un règlement de comptes avec le passé et la promesse d’un renouveau pour Desplechin pour un treizième film, que nous ne pouvons qu’attendre avec grande impatience.
Fernand Garcia
Cette critique concerne la version de 135 minutes.
Les fantômes d’Ismaël un film d’Arnaud Desplechin avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg, Louis Garrel, Alba Rohrwacher, László Szabo, Hippolyte Girardot, Jacques Nolot, Catherine Mouchet, Samir Guesmi… Scénario : Arnaud Desplechin, Léa Mysius, Julie Peyr. Directeur de la photographie : Irina Lubtchansky. Décors : Toma Baqueni. Montage : Laurence Briaud. Musique : Grégoire Hetzel. Producteur : Pascal Caucheteux. Production : Why Not Productions – France 2 Cinéma avec la participation de Canal + et Ciné +. Distribution (France) : Le Pacte (Sortie le 17 mai 2017). France. 2017. Deux versions : 135 minutes (premier montage) et 114 minutes (en exploitation). Format image : 2,35 :1. Format son : 5.1. Couleur. DCP. Tous Publics. Sélection Officielle, Hors Compétition, 70e Festival de Cannes.