Jed, Gus et Mango portent sur leurs cheveux une année de chasse, « une année de misère ! ». Ils rentrent enfin… quand arrêtés par les Indiens, nos trappeurs se font dépouiller. Le Chef Nuage Rouge leur interdit de revenir sur les terres indiennes. Les Indiens sont sur la défensive depuis la construction d’un fort pour les tuniques bleues. C’est l’installation de la civilisation sur ces terres sauvages. Jed entraîne ses amis au fort afin de demander réparation du préjudice subi…
La Charge des tuniques bleues est le premier des trois westerns tournés par Anthony Mann sans James Stewart. Réalisé à la suite de L’homme de la plaine, La Charge des tuniques bleues est le moins considérés des westerns de Mann. Il n’a certes pas le vernis de ses précédents chefs-d’œuvre mais il n’en demeure pas moins une œuvre passionnante où l’on retrouve ses préoccupations humanistes et son majestueux sens de l’espace.
Le film raconte comment la volonté civilisatrice va faire entrer, par la force, des êtres disparates dans une unité fédératrice, l’Amérique. Mann, cinéaste intelligent et lucide, va porter le scénario bien au-delà d’un simple spectacle aussi spectaculaire soit-il.
A partir de caractères archétypaux, symbolisant la variété des hommes sur le sol américain, Mann va dresser un portrait très nuancé d’une nation en devenir. Dès la première séquence, Mann met en place trois trappeurs représentatifs de trois catégories ethniques différentes. Gus (James Whitmore), le blanc, aventurier des origines qui par choix s’est perdu dans la nature sauvage, il n’a aucune confiance dans ses semblables, c’est un personnage à la Jack London. Jed (Victor Mature) est un sang mêlé, mi-blanc, mi-indien, il n’a aucun problème à être d’un côté ou de l’autre, c’est un sauvage. Mango (Pat Hogan) est un Indien, il parle la langue du blanc, il est hors de sa communauté et non assimilé (encore) par la nouvelle. Gus et Mango sont l’unique et même face d’un homme condamné à disparaître. Jed est l’entre-deux, un bon sauvage, dont la survie dépend de sa manière de s’intégrer à une société rationalisée, d’une certaine manière Jed est un homme du futur. Mais passer de l’état de sauvage à celui de civilisé n’est chose aisée, Jeb va en faire l’amère expérience.
Au Fort Shallan, Jeb rencontre deux profils d’officiers différents. Le Capitaine Glenn Riordan (Guy Madison) qui les embauche comme guides est un soldat intègre. Le Colonel Frank Marston (Robert Preston, formidable) est un guerrier assoiffé d’honneur et de gloire. Sa célébrité, il la doit à une funeste décision où aveuglé par sa soif de sang il a entraîné son bataillon au massacre durant la guerre de Sécession. Surnommé « le boucher » par les soldats, il a pu poursuivre sa carrière au sein de l’armée. L’opposition entre les deux officiers va être radicale: attaquer ou non les Indiens. Le Colonel a une guerre à gagner pour redorer son blason et reconquérir l’estime de sa femme Corinna.
Dans cet univers d’hyper masculinité, Corinna (Anne Bancroft) est la seule femme de cette aventure, c’est un beau rôle loin des pauvres cruches typiques du genre. L’épouse du Colonel va faire tourner la tête de Jeb. Un jeu pervers dominant/dominé s’installe entre eux. Jeb est-il finalement si différent du Colonel ? Il faut louer l’interprétation d’Anne Bancroft d’une grande finesse. Elle ne joue pas simplement la femme frustrée et qu’une partie de jambe en l’air aurait remise dans le droit chemin, non, elle s’oppose radicalement à son mari. Elle l’exècre pour ses décisions « criminelles » sur le champ de bataille et le rejette aussi physiquement que moralement.
Est-elle attirée physiquement par le « bon sauvage »? Rien n’est moins sûr. Ses rapports avec les hommes se jouent sur un autre niveau que l’attirance sexuelle. Si elle se « donne » à Jeb, c’est aussi parce qu’il n’est pas comme son mari, un sanguinaire, le fait qu’il ne soit pas un soldat est aussi un élément à prendre en considération. Jeb est amoureux d’elle, c’est une évidence que met en avant Mann par sa mise en scène, mais là aussi les choses ne sont pas si simples. Pour Jeb le trappeur, Corinna est une prise de chasse, une revanche sur l’armée. Il a une volonté d’humiliation envers le Colonel. Ainsi, une scène est-elle emblématique du rapport ambigu qui anime Jeb à l’encontre du Colonel. Lors d’une mission d’observation, Jeb abandonne le Colonel au fond d’un piège à ours. Double victoire pour Jeb. La disparition du Colonel signifie : la survie du bataillon, pas d’attaque contre les Indiens, et sa mort rend légitime la relation de Jeb avec sa femme. Mann y ajoute, par son sens du cadre de l’espace et du montage, une signification plus triviale et symbolique. Un plan en plongé sur le Colonel accentue son impuissance, et le (faux) contre-champ sur Jeb de profil (et non en contre-plongée) place le personnage au nirvana de sa domination (phallique).
Anthony Mann est-il allé trop loin dans sa critique pour la production ? Sûrement. Après la grande confrontation finale entre les Indiens et les tuniques bleues qui voient la mort du Colonel, Jeb intègre (enfin) l’armée américaine. Fin plus ambiguë qu’il n’y paraît : Le ciel s’est obscurcie, la neige tombe comme si le monde s’était figé, mort, à l’opposé de l’ouverture avec sa nature luxuriante et lumineuse. Un nouvel ordre du monde se met en place, le sauvage (Victor Mature) désormais en uniforme est un civilisé. Derrière lui, la veuve du colonel, dont on suppose qu’elle est/ou va être sa femme. Tout rentre dans l’ordre… Happy end, vraiment ?
Fernand Garcia
La Charge des tuniques bleues est édité en DVD et Blu-ray dans une édition spéciale, image et son superbement restaurés, par Sidonis/Calysta dans la collection Western de légende. En complément de programme un formidable document, une passionnante interview d’Anthony Mann pour l’émission de la BBC, The Movies. Entretien intelligemment mené et commenté par Paul Mayersberg (futur scénariste de L’homme qui venait d’ailleurs et de Furyo), réalisé en 1967 alors que Mann tournait Maldonne pour un espion à Londres. Il s’agit certainement de son dernier entretien. Mann décédera pendant le tournage du film (c’est son acteur principal, Laurence Harvey, qui le terminera). Document précieux où Anthony Mann revient sur sa carrière et sur son travail de metteur en scène. Il cite en exemple Murnau « crée des émotions et une histoire seulement à l’aide d’images » preuve à l’appui. « N’importe quelle grande pièce de théâtre, que ce soit du Shakespeare ou de la tragédie grecque, peut être transposée et prendre vie dans l’Ouest. On retrouve cette passion, cette théâtralité. Dans un western, on peut tuer son père, son frère, qui on veut, et s’en sortir en toute impunité. Peut-être parce que le western est un univers d’actions. » Une magnifique leçon de cinéma (16 minutes). Une présentation de La Charge des tuniques bleues par Patrick Brion, qui replace le film dans la carrière d’Anthony Mann (13 minutes) enfin une galerie de photos complète cette très belle édition.
La Charge des tuniques bleues (The Last Frontier) un film d’Anthony Mann avec Victor Mature, Guy Madison, Robert Preston, James Whitmore, Anne Bancroft, Russell Collins, Peter Whitney, Pat Hogan… Scénario : Philip Yordan & Russell S. Hughes d’après The Gilded Rooster de Richard Emery Roberts. Directeur de la photographie : William Mellor. Consultant Technicolor : Henri Jaffa. Décors : Robert Peterson. Montage : Al Clark. Musique : Leigh Harline. Producteur : William Fadiman. Production : Columbia Pictures. Etats-Unis. 1955. 94 mn. Technicolor. CinémaScope. Format 2.35 :1. VOSTF. VF. Tous Publics.