« Je suis très fière de la morale de ce film. Dans dix ans, les gens comprendront que j’ai raison. Il n’y a aucune différence entre les races. Mon héroïne épouse un Japonais. On voulait à tout prix que je noircisse le personnage du Blanc pour qu’on comprenne qu’elle préfère le Japonais, mais j’ai refusé. »
Samuel Fuller
Il faut toujours (re)voir les films de Samuel Fuller, Le Kimono pourpre en est l’éclatante démonstration. Film oublié, peu cité, il n’en demeure pas moins formidable, surprenant et courageux. Formidable par sa mise en scène, surprenant par le cadre et courageux par sa description d’un amour interracial. Au bout de ces 78 minutes on reste esbaudi d’admiration.
Los Angeles. Sugar Torch est strip-teaseuse au Burlesque. Effeuilleuse blonde, elle sait y faire pour que le spectateur en aie pour son fric: déhanchement, clin d’œil, robe qui glisse, c’est une virtuose dans son domaine. Une soirée comme toute les autres, de retour dans sa loge, elle est la cible d’un tueur. Sugar Torch, à demi nue, réussit à s’enfuir… le tueur à ses trousses. Une balle, elle s’effondre sur l’asphalte, cramée définitivement… Charlie Bancroft et Joe Kojaku sont deux flics de la criminelle. Joe est Nisei, un Américain de parents japonais, un enfant de la deuxième génération, et Charlie est un WASP. Ils travaillent en tandem. Célibataires, ils partagent un appart, de vrais potes… Une première piste, dans la loge de la strip-teaseuse, une toile représente Torch Sugar en kimono rouge, une signature: Chris…
Les titres claquent comme des unes d’un canard à scandale: Los Angeles, Main Street, 8:00 pm, tout est rapidement mis en place, net et précis. La mise en scène de Fuller est comme un article journalistique. Les situations s’enchaînent, l’enquête progresse comme une dépêche d’agence de presse. Et puis, les deux inspecteurs tombent sur une peintre, Christine Downs, et là tout dérape. Elle est belle et intrigante, le genre de fille que l’on a envie de revoir le soir dans un bar tamisé. Chris n’est pas farouche. Charlie en tombe amoureux. Chris n’est pas insensible à Joe. Si elle se laisse faire par Charlie, elle éprouve des sentiments envers Joe. Chris est le plus beau portrait de femme de la carrière de Fuller. Artiste, femme libre, intelligente, elle dispose de son corps comme bon lui semble. Elle choisit ses partenaires d’un soir, en l’occurrence Charlie, et éprouve sincèrement de la peine pour lui qui s’imagine déjà vivre avec elle. Elle est amoureuse de Joe, amour partagé.
Mais pour Joe, les choses sont plus difficiles. Comment être amoureux d’une femme convoitée par son meilleur ami ? Joe s’enfonce dans une inextricable situation. L’histoire d’amour interracial va être le révélateur de tensions inexprimées. Chris l’aime simplement en tant qu’homme. Joe vacille, il perd ses repères, le cadre étroit de sa vie est totalement chamboulé. Dans la fébrilité, il avoue à Charlie son amour pour Chris. Et dans le regard de son collègue, il croit y déceler de la haine, du racisme. Terrible erreur de jugement.
L’enquête et les sentiments des protagonistes ne forment plus qu’un tout que Fuller développe parfaitement tant au sein de son scénario que de sa mise en scène. Tout concourt à s’éclairer mutuellement. La mise en scène de Fuller est non seulement un exemple d’efficacité mais aussi d’intelligence dans l’utilisation des plans séquences. D’une grande dynamique, il change avec une telle aisance de valeurs de plans que l’on ne se rend pas compte qu’il s’agit souvent de plans-séquences. Comme celui de la discussion entre Charlie et Chris où ils parlent de Joe. Le plan débute dans le salon et se termine dans la chambre, par un baiser.
Si Charlie reste imperturbable, sûr de lui, Chris sera passée par des sentiments contradictoires. Ainsi Joe passe-t-il par de terribles tourments et une crise d’identité. La force des sentiments n’a rien à envier à la violence brute.
Le Kimono pourpre est le premier film dont l’action se déroule dans Little Tokyo, le quartier japonais de Los Angeles. Quartier chargé d’histoire et de coutumes ancestrales aujourd’hui en grande partie disparues. Étonnantes séquences que celles dans le cimetière d’Evergreen dans le carré dédié aux soldats japonais morts pour l’Amérique et dans un temple bouddhiste. Séquences réalisées avec humilité et respect sans qu’elles ralentissent l’action. La fin est un exemple de maîtrise cinématographique. Inversement à l’ouverture du film, le tueur est à son tour traqué dans la rue, mais cette fois-ci au cours d’une fête traditionnelle japonaise. Fuller fait rejoindre l’intrigue policière et l’intrigue amoureuse. L’amour est autant souffrance que joie. Fuller intercale, dans sa longue séquence finale, un plan de masques mortuaires, la mort a plusieurs faces, elle est aussi renaissance. Joe en fait l’amère et enrichissante expérience.
Le Kimono pourpre du grand cinéma violent et délicat !
Fernand Garcia
Le Kimono pourpre est édité par Sidonis/Calysta dans la collection Film noir. En suppléments deux interventions par deux fins connaisseurs et spécialistes de l’œuvre de Samuel Fuller, Bertrand Tavernier et François Guérif. Tavernier revient sur les grandes qualités et l’originalité du film, ses acteurs et le féminisme au sein de l’œuvre de Fuller (21 minutes). François Guérif évoque l’amour de Fuller pour la culture japonaise et européenne et la finesse de sa réflexion sur le racisme (13 minutes). La Bande-annonce américaine et une galerie de photos du Kimono pourpre complètent cette indispensable édition spéciale.
Le Kimono pourpre (The Crimson Kimono), un film de Samuel Fuller avec Victoria Shaw, Glenn Corbett, James Shigeta, Anna Lee, Paul Dubov, Jaclynne Greene, Neyle Morrow, Gloria Pall… Scénario : Samuel Fuller. Directeur de la photographie : Sam Leavitt. Décors : William E. Flannery & Robert Boyle. Montage : Jerome Thoms. Musique : Harry Sukman. Producteur : Samuel Fuller. Production : Columbia Pictures Corporation. Etats-Unis. 1959. 78 mn. Noir et blanc. Format image 1.85 :1 ratio 16/9e VOSTF. Tous Publics.