Susan Morrow (Amy Adams), une galeriste d’art de Los Angeles, s’ennuie dans l’opulence de son existence, délaissée par son riche mari Hutton (Armie Hammer). Alors que ce dernier s’absente, encore une fois, en voyage d’affaires, Susan reçoit un colis inattendu : un manuscrit signé de son ex-mari Edward Sheffield (Jake Gyllenhaal) dont elle est sans nouvelles depuis une vingtaine d’années. Une note l’accompagne, enjoignant la jeune femme à le lire puis à le contacter lors de son passage en ville. Seule dans sa maison vide, elle entame la lecture de l’œuvre qui lui est dédicacée.
Dans ce récit aussi violent que bouleversant, Susan imagine Edwards dans le rôle de Tony Hastings (également interprété par Jake Gyllenhaal), un père de famille aux prises avec un gang de voleurs de voiture cyniques et ultraviolents, mené par l’imprévisible Ray Marcus (Aaron Taylor-Johnson). Après lui avoir fait quitter la route, le gang l’abandonne impuissant sur le bas-côté, prenant sa famille en otage. Ce n’est qu’à l’aube qu’il parvient au commissariat le plus proche, où il est pris en charge par le taciturne officier Bobby Andes (Michael Shannon). Un lien fort va se créer entre les deux hommes, et lier leurs destins dans la poursuite des suspects, coupables d’avoir donné vie au pire des cauchemars de Tony. Susan, émue par la plume de son ex-mari, ne peut s’empêcher de se remémorer les moments les plus intimes qu’ils ont partagés. Elle trouve une analogie entre le récit de fiction de son ex-mari et ses propres choix cachés derrière le vernis glacé de son existence. Au fur et à mesure de la progression du roman, la jeune femme y décèle une forme de vengeance, qui la pousse à réévaluer les décisions qui l’ont amenée à sa situation présente, et réveille une flamme qu’elle croyait perdue à jamais.
Nocturnal Animals, second long métrage, après A Single Man (2009), réalisé par le styliste de mode Tom Ford né en 1961 à Austin, Texas, aux Etats-Unis, est une fable existentielle traitant des conséquences des choix malheureux dictés par la société que l’on peut faire dans la vie et qui nous isolent, nous laissent seuls avec nos doutes et nos regrets. Le film est le portrait d’une femme en prise avec deux époques distinctes de sa vie, qui ressurgissent et s’opposent lors de la lecture d’un manuscrit qui la bouleverse et la dérange. Dans le même temps que la lecture du roman de son ex-mari lui ouvre les yeux sur l’illusion que représentent ses aspirations dans la vie, ce dernier va prendre corps devant nos yeux. Le spectateur est le témoin privilégié de la vision cauchemardesque qu’à Susan de l’histoire qu’elle lit. Une vision d’autant plus cauchemardesque qu’elle la renvoie à sa réalité bien plus cauchemardesque encore. Elle prend conscience qu’elle n’a été animée que par l’obsession de sa propre image. Cette lecture lui révèle la cruauté dont elle a fait preuve envers Edward mais aussi sa laideur intérieure, son égoïsme et son narcissisme.
Le roman d’Edward Sheffield est empreint des épreuves qu’il a traversées après sa rupture avec Susan. Son écriture est intime et a pour but principal de lui faire ressentir ce qu’elle lui a fait subir. Dans un des flash-backs on voit par exemple Susan sur un sofa rouge lui dire son désintérêt pour le roman sur lequel il travaille, le blessant cruellement. Dans le roman, on retrouve donc les corps de celles qu’il aime sur un sofa rouge. On remarque également que la voiture des meurtriers dans le roman n’est autre que celle qu’avait Susan à l’époque. Le polar rural conté dans le roman est l’allégorie révélatrice de l’échec d’une vie. La fiction révèle la réalité.
Le film dénonce nos sociétés modernes de consommation où tout est devenu remplaçable et jetable, y compris nos relations. Il est important dans la vie d’avoir une constance dans ses relations avec autrui. C’est cette qualité relationnelle qui, dans le film, est au service des deux histoires racontées, la première, violente et pleine d’action, la seconde, dramatique, mélancolique et intimiste. En effet, dans Nocturnal Animals deux mondes diamétralement opposés cohabitent à l’écran : Los Angeles et le Texas (les séquences situées au Texas ont en fait été tournées dans le désert de Mojave en Californie). Mais ces deux histoires n’en forment en fait qu’une seule. Une construction scénaristique habile et fascinante qui met en parallèle le récit scénaristique et le récit littéraire qu’il contient, dévoile une résonnance entre ces histoires qui ne cessent de se répondre et donne au film une dimension puissante. La fiction dans la fiction est ici une allégorie qui vient asseoir le propos du cinéaste : La recherche de la perfection aseptisée qu’impose notre société est aliénante et néfaste. Illusoire et vaine, cette obsession nie l’individu en tant que sujet, elle nie l’existence même. Cette quête mène inévitablement à la perte de soi et de tout ce qui fait l’humain, à l’autodestruction. Elle est mortifère. En peignant un tableau acerbe des faux-semblants, des hypocrisies, des vanités et de la vacuité des êtres désabusés qui compose cette société, le réalisateur prend un malin plaisir à décrire un univers qu’il a côtoyé et qu’il connaît bien.
Dès le générique de début qui dénonce le culte de la beauté superficielle et l’idéalisation des corps, le cadre, la lumière, la photographie, le son ou encore le rythme forment un ensemble cohérent. On observe une constance dans la tonalité du film. Perfectionniste, le réalisateur ne laisse rien au hasard, tout est parfaitement maitrisé, et son film qui fait correspondre deux histoires aux genres, styles et traitements différents, est un véritable tour de force. Travaillés à l’extrême, les plans témoignent d’une mise en scène précise et subtile. Le réalisateur joue avec les genres. Il les oppose et les fait se répondre dans les différentes parties du film. Les trois espace-temps (le réel avec le présent et le passé et la fiction) se répondent et se complètent sans jamais se rencontrer. Les deux personnages principaux ne sont présents ensemble à l’écran que dans les flash-backs du passé. Ces derniers relient donc les personnages entre eux autant qu’ils les éloignent et les isolent. Ce choix narratif nous montre comment le passé détermine notre présent et notre futur.
Ni l’esthétique, ni la forme du film ne sont gratuites. Le fond vient justifier la forme et inversement. Les images ici sont à double sens. En opposition à l’univers des grands espaces désertiques écrasés par la chaleur que décrit le roman policier avec ses personnages qui saignent et transpirent, la description de l’univers ultramoderne, froid et sophistiqué à outrance dans lequel évolue le personnage de Susan est à son image et souligne son extrême solitude autant qu’il est une critique acerbe de la haute société. Tout est aseptisé… comme elle.
En adaptant librement le roman Tony and Susan d’Austin Wright paru en 1993, Tom Ford nous confirme qu’il est aussi passionné par les mots que par l’image. A Single Man était déjà l’adaptation d’un roman éponyme de Christopher Isherwood. L’actualisation de l’époque, la modification des lieux et la transposition du langage littéraire en mise en scène démontrent bien que c’est par les images qu’il fait passer ses idées et qu’il définit ses personnages, leur univers ainsi que leurs caractères : Le monologue interne de Susan est traduit à l’écran par l’expression de la violence de sa vision du roman de son ex-mari ; La géographie des lieux et des espaces, les intérieurs (villa, galerie d’Art et restaurant chics et froids), les vêtements, les coiffures et le cercle intime de Susan (personnages interprétés par Armie Hammer, Michael Sheen, Andréa Riseborough et Laura Linney) incarnent sa vie privée.
Le casting du film est composé de comédiens à la fois populaires et talentueux. L’interprétation remarquable de ceux-ci donne une véritable envergure au film et une richesse aux personnages bouleversants dans leur désarroi et leur détresse. On observe que les personnages qu’ils interprètent appartiennent à des milieux spécifiques dont ils sont prisonniers. La force du metteur en scène est qu’il parvient à ce que le spectateur ne s’identifie pas à un seul protagoniste de l’histoire mais à plusieurs.
Après Julianne Moore dans A Single Man, le choix d’Amy Adams pour le rôle principal de Nocturnal Animals vient confirmer le goût du cinéaste pour les rousses. Amy Adams est une actrice qui possède une véritable authenticité. Avec une interprétation toute en nuances et subtilité, sans le moindre mot, elle parvient à faire ressentir la douleur qui anime et étouffe son personnage. Epouse délaissée et amoureuse perdue, au premier abord son personnage n’est pas antipathique, mais elle s’est choisi un mode de vie qui va à l’encontre de sa véritable nature. Elle est victime de son éducation et de ce que la société peut imposer comme carcan à une femme. Devenue élégante mais glaciale, elle s’est construite avec des illusions et des mensonges. Afin d’appartenir à un monde superficiel qu’elle pensait être le symbole de la réussite, elle est, elle aussi, devenue superficielle. Son masque social a pris le pas sur sa personnalité profonde. Elle est devenue un être social perdu dans l’outrance de la société à laquelle elle appartient et qu’elle contribue paradoxalement à créer. Elle a perdu sa personnalité et donc son humanité. Son personnage représente les ravages que provoquent la culture du paraître et les faux-semblants. Prisonnière de la routine et de sa perpétuelle quête illusoire du « luxe », elle s’est enfermée dans une solitude destructrice et est devenue ce qu’elle disait ne jamais vouloir devenir. Elle est à la fois prisonnière et son propre geôlier. Prisonnière d’elle-même, au fil de sa lecture qui la ramène à son passé refoulé, elle comprend (trop tard ?) qu’elle s’est perdue, qu’elle est passée à côté de sa vie, que le beau et le vrai ne sont pas là où elle pensait et qu’elle n’a pas été honnête avec elle-même. Ne manquez pas la magnifique scène de fin aussi brutale qu’inattendue qui donne tout son sens au film et à laquelle l’actrice, silencieuse mais non moins éblouissante, ne manque pas, dans le sublime dernier plan, d’apporter force et émotion par son « simple » regard. On a déjà pu voir l’actrice au cinéma dirigée par des cinéastes comme Tim Burton (Big Eyes, 2015), Spike Jonze (Her, 2014), Mike Nichols (La Guerre Selon Charlie Wilson – Charlie Wilson’s War, 2007), Steven Spielberg (Arrête-Moi si tu peux – Catch Me if You Can, 2002), David O’Russell (American Bluff – American Hustle 2013 et Fighter – The Fighter 2011) ou encore Paul Thomas Anderson (The Master, 2012).
Jake Gyllenhaal est un des acteurs les plus talentueux de sa génération qui n’hésite pas à prendre des risques à chaque nouveau rôle. Il interprète deux rôles dans le film, Edward, le mari éconduit que l’on ne voit que dans les flash-backs représentants les souvenirs de Susan, et Tony, le héros du roman victime d’un fait divers dramatique et sordide. Toujours juste, son impressionnante interprétation de ce double rôle oscille entre rage et désespoir, folie et faiblesse. On l’a vu et remarqué à l’écran dans des films comme Donnie Darko (2001) de Richard Kelly, Le Secret de Brokeback Mountain (Brokeback Mountain, 2005) d’Ang Lee, Jarhead (2005) de Sam Mendes, Zodiac (2007) de David Fincher, Prisoners (2013) et Enemy (2014) de Denis Villeneuve mais aussi Demolition (2016) de Jean-Marc Vallée.
Michael Shannon est un comédien exceptionnel qui a la faculté de s’effacer derrière les personnages qu’il interprète. Son personnage de fiction du roman raconté dans le film est en fait une allégorie, une des facettes de l’auteur lui-même. Ses remarquables compositions sont à l’image de ses choix. On l’a vu entre autre dans Cecil B. Demented (2000) de John Waters, Vanilla Sky (2001) de Cameron Crowe, 8 Mile (2002) et Lucky You (2007) de Curtis Hanson, Bug (2006) de William Friedkin, 7h58 ce samedi-là (Before the Devil Knows You Are Dead, 2007) de Sidney Lumet, mais aussi dans de nombreux films de Werner Herzog (Dans l’œil d’un Tueur – My Son, My Son, What Have Ye Done, 2007 ; Salt and Fire, 2016 ;…) et bien évidemment, dans tous les films de Jeff Nichols (Shotgun Stories, 2007 ; Take Shelter, 2011 ; Mud, 2012 ; Midnight Special, 2015 et Loving, 2016 prochainement en salles).
Avec Nocturnal Animals, Tom Ford retrouve une partie de l’équipe de son premier film : Après avoir déjà signé la bande originale de A Single Man, le compositeur polonais Abel Korzeniowski retrouve Tom Ford et compose ici une musique douce et sensible qui vient faire écho aux sentiments des personnages et aux idées du cinéaste. Joan Sobel a effectué un montage particulièrement minutieux et précis pour ce film qui marque sa deuxième collaboration avec le réalisateur. Cette dernière a commencé sa carrière en tant qu’assistante monteuse dans le documentaire avant de faire ses armes, toujours en tant qu’assistante sur Boogie Nights (1997) de Paul Thomas Anderson et Kill Bill Volume 1 & 2 (2003-2004) de Quentin Tarantino. Ne voulant pas que ses films ressemblent à des publicités à son effigie, Tom Ford a une nouvelle fois confié la création des costumes de son film à Arianne Phillips qui a déjà à son actif un travail remarqué notamment avec James Mangold (Une Vie Volée – Girl, Interrupted, 1999 ; Walk The Line, 2005 et 3h10 pour Yuma – 3:10 to Yuma, 2007), Milos Forman (Larry Flint, 1996) ou Mark Romanek (Photo Obsession – One Hour Photo, 2002). A noter que cette dernière collabore également depuis vingt ans avec Madonna sur ses clips et ses tournées. Les décors sont signés Shane Valentino qui a conçu également ceux de Batman Begins (2005) de Christopher Nolan ou encore de Somewhere (2010) de Sofia Coppola. La photographie de Seamus McGarvey souligne les trois modes de narration cinématographique du film et participe pour beaucoup à la beauté formelle de ce dernier. Pour le présent, le monde lisse de Susan, ce dernier a créé des images en lignes de fuites, symétriques et froides. Pour le passé et les flash-backs, dans des tons beaucoup plus doux, la photographie reflète la nostalgie et le romantisme d’une époque révolue. Enfin, pour l’univers du roman, cette dernière est plus abrupte, viscérale et granuleuse. Seamus McGarvey a également travaillé avec Michael Winterbottom (Butterfly Kiss, 1995), Alan Rickman (L’Invitée de l’Hiver – The Winter Guest, 1997), Tim Roth (The War Zone, 1999) ou encore Stephen Frears (High Fidelity, 2000).
Véritable drame psychologique qui utilise les codes et formes de la comédie dramatique et du polar noir, le film envoute autant par la maîtrise de son esthétique à la fois élégante, douce, froide et brute que par celle de sa narration. Maitrisé dans le fond comme dans la forme, aussi cruel et sale qu’élégant et froid, Nocturnal Animals est une fascinante et intelligente réflexion sur les relations humaines et les choix, les décisions et les actes qui nous construisent et nous définissent dans le même temps.
Steve Le Nedelec
Nocturnal Animals un film de Tom Ford avec Amy Adams, Jake Gyllenhaal, Michael Shannon, Aaron Taylor-Johnson, Isla Fisher, Ellie Bamber, Armie Hammer, Karl Glusman, Laura Linney, Andrea Riseborough… Scénario : Tom Ford d’après le roman d’Austin Wright. Directeur de la photographie : Seamus McGarvey. Décors : Shane Valentino. Montage : Joan Sobel. Musique : Abel Korzeniowski. Producteur : Tom Ford, Robert Salerno. Production : Artina Films – Fade to Black Productions – Focus Features – Universal Pictures. Distribution (France) : Universal Pictures France (Sortie le 4 janvier 2017). Etats-Unis. 2016. 116 mn. Couleur. Kodak 35mm. Panavision. Format image : 2.35 :1. Dolby Stereo. Prix Spécial du Jury à la dernière Mostra de Venise, 2016.