La vie est aussi brève qu’une planche qui se consume. La braise s’envole, brille un instant et puis disparaît définitivement comme happée par la nuit… Ils sont nés dans les bas-fonds de Manille, ils connaissent à peine leurs mères… Leurs pères sont au mieux – des amants de passage, au pire – touristes en quête de sexe, des violeurs, mais les gamins s’en contrefoutent de leurs géniteurs. Ils ont entre cinq et dix ans et ils forment déjà le gang Kostka, à la vie à la mort. Le plus vieux est le Boss. Des armes en plastique ils sont passés aux balles réelles, c’est ainsi dans le bidonville. Ils volent et tuent. On déambule dans ses étroites ruelles, aux cabanes déglinguées, biscornues, aux murs de fortune. La vie c’est un instant sur National Pornographic plus vrai et réel que le lissage mortifère du National Geographic. La vie se consume à grande vitesse. Seule une plaque témoigne de ces existences fragiles : un nom, deux dates, naissance et mort.
Le film de Khavn est ce bref moment entre ses deux dates. Alipato est rythmé par les pierres tombales qui témoignent de la brièveté de la vie. Khavn s’affranchit ainsi du temps, le film se déroule quelques jours, semaines, mois, avant la mort de certains personnages en 2025. Puis la seconde partie du film effectue un bond dans le temps, et nous émergeons en 2053. 28 ans, c’est le temps que le Boss aura passé en prison après l’attaque sanglante d’une banque. Il en ressort avec un blouson marqué d’un King Elvis Jésus sur le dos. Le Boss retrouve les rescapés de l’attaque et retrouve l’univers du bidonville inchangé.
Khavn tire de toute cette désolation une matière originale où les corps des protagonistes, tatoués, estropiés, meurtries, jeunes ou vieux, sont la substance poétique du film. C’est par les corps et par les lieux que le film prend forme. Khavn en tire une énergie dramatique prodigieuse. Magnifique expérience esthétique qui utilise naturellement les formes d’art de la rue. Ainsi l’attaque de la banque et ce qui s’en suit pour le gang est raconté à travers des graffitis animés sur un mur. Quant au langage parlé, mystérieux et brut, Khavn lui substitue parfois la chanson et la musique. Alipato adopte un rythme musical que l’on retrouve dans le montage. Il utilise le ralenti et l’accéléré avec une grande sensibilité. Il nous transmet artistiquement l’impression de la rapidité du temps qui passe, mais aussi de ses courts moments qui semblent se dilater dans le temps qui s’imprime dans notre mémoire. La parole peut aussi être silencieuse comme celle de la grand-mère, sous laquelle couve la révolte.
A partir de scènes d’une force d’évocation inouïe, Khavn nous propose une déambulation hallucinatoire. Des moments qui s’impriment durablement dans notre mémoire, la scène d’amour du Boss avec sa copine enceinte, le nain mort dans un jardin d’enfants, la femme nue morte sur un amas d’ordures, le karaoké dans un bar à putes perdu dans une porcherie, etc. actions, lieux et personnages, fragments d’une mosaïque bien plus vaste…
Khavn De La Cruz, qui compte déjà plus de 40 films réalisés depuis 1994, est avec ses ainés Lav Diaz et Brillante Mendoza, une grande révélation du cinéma philippin de ces dernières années sur la scène internationale… un auteur majeur. Ce que confirme ce diamant brut qu’est Alipato.
Fernand Garcia
Alipato : The very Brief Life of an Ember un film de Khavn avec Dido de la Paz, Khavn, Marti San Juan, Robin Palmes, Bing Austria,… Scénario : Khavn, Achinette Villamor. Directeur de la photographie : Albert Banzon. Montage : Carlos Francisco Manatad. Musique : Khavn. Producteurs : Khavn, Achinette Villamor, Stephan Holl, Antoinette Köster. Production : Kamias Overground, Rapid Eye Movies. Philippines – Allemagne. 2016. 87 mn. Couleur. Sélection L’Etrange Festival 2016.