Le scientifique d’un institut spécialisé dans la recherche génétique est assassiné dans son laboratoire et des dossiers sensibles sont volés. Le journaliste Carlo Giordani, aidé d’un vieil aveugle, Franco Arno, voisin de l’Institut vivant seul avec sa jeune nièce, lui aussi journaliste dans son jeune temps, mènent l’enquête et découvrent que des chercheurs de l’institut travaillent sur le facteur chromosomique X.Y.Y., le code génétique qui, selon eux, se retrouve chez les personnes enclines à la violence et à la criminalité. Visant à contrecarrer la progression de l’enquête qui s’oriente vers neuf pistes différentes, une série de meurtres, plus violents et macabres les uns que les autres, commence…
Le Chat à neuf queues est le deuxième volet de la « trilogie animale » avec laquelle Dario Argento débute sa carrière de cinéaste. Le tournage à lieu en automne 1970 aux studios Cinecittà de Rome et à Turin. Il s’effectue presque dans la foulée du précédent et peu avant Quatre mouches de velours gris (Quatre Mosche di Velluto Grigio, 1971), le troisième volet qui viendra clore cette première trilogie. Faisant référence à la couleur jaune des couvertures des romans policiers en Italie, comme son film précédent, Le Chat à neuf queues répond aux codes du giallo. Un chat à neuf queues est également le nom que l’on donne à un ancien fouet que l’on qualifierait plus aujourd’hui de martinet. Un martinet dont les (neuf) lanières représentent ici les différentes pistes possibles de l’enquête. Parsemée de références cinéphiliques, cette nouvelle enquête policière que nous livre le réalisateur assoit les bases de son style et va légitimement contribuer à donner à son auteur le statut de cinéaste culte.
Afin d’exploiter et de faire suite au succès de L’Oiseau au plumage de Cristal en Italie et surtout aux Etats-Unis, où il s’est retrouvé premier au box-office lors de sa semaine de sortie et est devenu un véritable phénomène du cinéma de genre, la compagnie américaine National General a immédiatement passé commande d’un autre giallo auprès de la Titanus dirigée par Goffredo Lombardo. Mais, même si le style d’Argento attise la convoitise des studios américains, cette fois, le film sera calibré pour le marché nord-américain et le casting devra être international, les acteurs devront être américains et connus aux Etats-Unis. C’est ainsi que les comédiens Karl Malden et James Franciscus seront choisi pour interpréter les rôles principaux du film. Ces derniers s’avèreront excellents et leur duo magnifiquement complémentaire fonctionnera à merveille. Karl Malden, acteur connu pour ses seconds rôles dans de nombreux polars et westerns mais surtout pour ses nombreuses participations dans les films de grands cinéastes comme Elia Kazan, Boomerang ! (1947), Un tramway nommé désir (1951), Sur les quais (1954), Baby Doll (1956) ), George Cukor, Henry Hathaway, Otto Preminger, King Vidor, Richard Brooks, John Ford, Norman Jewison, John Frankenheimer, Franklin J. Schaffner ou encore Alfred Hitchcock, est tout simplement impérial tant son interprétation d’aveugle est juste et crédible. Quand à James Franciscus, habitué du cinéma de genre et remarqué notamment dans Les Naufragés de l’espace (1969) de John Sturges, La Vallée de Gwangi (1969) de Jim O’Connolly ou encore Le Secret de la planète des singes (1970) de Ted Post, son indéniable charisme fonctionne au-delà de toute espérance.
Le Chat à neuf queues prouve une nouvelle fois que le cinéaste aime s’amuser à tromper les sens du spectateur. Le personnage principal est le témoin auditif d’un évènement. Ce dernier est aveugle et pourtant il cherche à « faire la lumière » sur cette affaire. On retrouve donc dans ce film l’obsédante thématique des sens, de la vision (l’image), chère à l’auteur. Comme dans L’Oiseau au plumage de cristal et plus généralement, comme souvent dans les gialli d’Argento, c’est la vision partielle d’un évènement (il manque un élément pour permettre de comprendre ce qu’il s’est réellement passé) qui déclenche non seulement l’enquête, l’histoire du film, mais c’est également autour de ce postulat de base que s’effectue tout le travail de construction scénaristique ainsi que les choix de mise en scène. Ici encore les personnages vont devoir se remémorer des chuchotements à peine audible, examiner, recadrer et agrandir des clichés pour découvrir la vérité. Les sens tiennent un rôle primordial dans l’histoire du film et dans sa construction même. Nos sens sont imparfaits et biaisent nos perceptions. Ils nous mentent… Comme pour le développement de la pensée philosophique, pour parvenir à la Vérité, nous devons douter de tout et particulièrement de nos sens qui nous induisent insidieusement en erreur. La mise en avant de la fragilité des personnages principaux reflète quant à elle une autre thématique chère au cinéaste. Tout comme le film traite avec audace et intelligence des thématiques de la génétique, de l’inceste ou encore de l’homosexualité, à travers la mise en avant de ses personnages principaux, il parle également de la fragilité humaine. Dans le film, le personnage de Franco Arno (Karl Malden) dit au journaliste Carlo Giordani (James Franciscus) : « Nous sommes tout seuls au monde. Je n’ai pas de famille, elle n’a plus de parents… On a besoin l’un de l’autre ».
Parmi les rôles secondaires on retrouve des personnages sympathiques, caractéristique des premiers films du cinéaste, qui sont là pour faire rire le public. L’humour du film est parfaitement intégré au récit et est utilisé à bon escient avec parcimonie. La relation entre le vieil homme aveugle et la petite fille est drôle et touchante; le personnage du policier est ouvertement comique;… Ce n’est que par la suite que l’univers du cinéaste deviendra de plus en plus sombre et ses personnages moins sympathiques, en accord avec leur époque et le monde dans lequel ils évoluent.
Dans Le Chat à neuf queues, le tueur n’a pas de motivation matérielle. Il est poussé par des pulsions, ses pulsions. Ses motivations prennent racine dans son for intérieur. C’est sa personnalité qui le fait agir de la sorte. Il se l’est construite avec son environnement et son histoire. La famille et l’inconscient jouent un rôle essentiel dans la construction des personnages chez Argento. Même si ici le sujet du film vient faire voler en éclat les théories de la psychanalyse moderne (le tueur est génétiquement prédisposé à la violence et au crime), les profils psychologiques des personnages chez Argento sont incontestablement Freudiens. Dans le cinéma d’Argento, la famille et la filiation sont à l’origine des traumas, à l’origine du mal. Les actions des personnages, leurs actes, sont l’expression de leurs pathologies criminelles et les conséquences de leurs traumas. C’est la mise au grand jour des traumas des individus qui permet d’éluder les enquêtes.
Pour l’écriture du film le réalisateur collabore avec Luigi Cozzi ainsi qu’avec, pour la première fois, Dardano Sacchetti, collaborateur de Lucio Fulci, qu’il retrouvera plus tard en tant que producteur des films Démons (1985) et Démons 2 (1986) de Lamberto Bava qu’Argento co-écrira. Bien qu’il soit inspiré du roman Cat of Many Tails (1949) d’Ellery Queen et fortement influencé par de nombreux films d’auteurs dont est admiratif le réalisateur A vingt-trois pas du mystère (23 Paces to Baker Street, 1956) de Henry Hathaway, Twisted Nerve (1968) de Roy Boulting, Deux mains, la nuit… (The Spiral Staircase, 1945) de Robert Siodmak, ou encore bien évidemment Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni auquel il rendra plus ouvertement hommage en dirigeant son acteur principal, David Hemmings, dans l’extraordinaire Les Frissons de l’Angoisse (Profondo Rosso, 1975)), l’écriture du scénario et le travail de la mise en scène du film, cultivant et nourrissant les incertitudes du spectateur, le rendent original et singulier. Tout comme Alfred Hitchcock, l’un de ses maîtres à penser, Argento aime manipuler et susciter le doute chez le spectateur. Le traitement de l’histoire, comme l’histoire elle-même, construit sur le principe du « whodunit » (qui est le coupable ?), lui permet de brouiller les pistes jusqu’au « twist » final qui viendra surprendre le public. Dans Le Chat à neuf queues l’enquête policière est une première lecture du scénario. Mais derrière cette « façade », plus important que l’identité de l’assassin, le film nous questionne en fait sur qui nous sommes et sur le sens de notre présence dans le monde.
Pour signer la photographie du film, sur les conseils de son père Salvatore Argento qui produit à nouveau le film de son fils, Dario fera appel au chef opérateur Erico Menczer qui avait déjà travaillé avec les frères Taviani, Lucio Fulci ou encore Dino Risi. Son travail plus « classique », plus réaliste, vient contraster avec celui effectué par Vittorio Storaro sur L’oiseau au plumage de cristal. Aujourd’hui encore, le réalisateur ne cache pas regretter les élans artistiques de Storaro car même si le travail avec Menczer s’est très bien déroulé, le résultat reste convenu, classique, sans surprise. Notons également que c’est à nouveau à l’immense compositeur Ennio Morricone que fera appel le cinéaste pour signer l’excellente bande-originale du film.
Le Chat à neuf queues devait sortir fin janvier 71 mais c’était sans compter sur le distributeur et producteur Goffredo Lombardo qui, une fois de plus, n’aimait pas le film. Trouvant que ce dernier ne faisait pas suffisamment peur, Lombardo exigea de Dario qu’il le remonte entièrement. Dario refusa toute concession. S’en suivra alors une longue série de désaccords entre Dario et son père d’un côté et Lombardo de l’autre, qui décalera la sortie du film à la fin du mois de février. N’ayant pas d’autre choix que de sortir le film dans la version voulu par le cinéaste, pour ne pas perdre d’argent, Lombardo va donc investir en publicité et le distribuer tout de même dans les salles. Le succès sera au rendez-vous dès le premier soir. Ce film, deuxième succès consécutif du réalisateur, propulse Argento en pole position des cinéastes transalpins et pousse divers producteurs à développer différents projets de gialli dont plus d’une centaine, allant du plus médiocre au plus singulier, verront le jour en seulement quelques années.
Il est également important de noter que lors de sa sortie en mai 71 aux Etats-Unis, le film sera présenté dans une version plus courte de vingt minutes que la version originale. En effet, même si le réalisateur est plus sûr de lui sur le tournage de ce deuxième long métrage, encore à cette époque (fin des années 60, début des années 70), il était difficile de tout montrer (nudité, sang,…) en raison des problèmes que posait la censure. Pour la contourner, sur le tournage ainsi qu’au montage, Argento ajoutait volontairement plusieurs coups dans les scènes de crime afin de pouvoir obtenir l’effet escompté même si la censure l’obligeait à en enlever quelques-uns. Plus axés sur la violence que sur le sexe, les films d’Argento ne se permettent de contenir de la nudité que parce que le cinéaste sait éperdument que, de toute façon, ces derniers seront interdits aux mineurs.
Plus proche du cinéma d’Alfred Hitchcock ou de Michelangelo Antonioni que de celui de Mario Bava, Le Chat à neuf queues, en dépit de son indéniable atmosphère baroque, est un film à l’apparence un peu plus traditionnel, plus classique, plus sobre que ne l’était L’Oiseau au plumage de cristal. Un film « à l’américaine » calibré pour plaire au plus grand nombre avec une écriture plus lisse, plus conventionnelle, peut-être même un peu trop pour son auteur.
Les comédiens, dont le choix a été supervisé par le cinéaste et avec qui il était heureux et honoré de travailler, par leur démarche, leur phrasé ou encore par leur gestuelle, ont amplement contribué à donner au film son côté « américain ». Malgré les louanges de l’époque, ne retrouvant ni son univers ni son style, Argento se souvient avoir lui-même été déçu du résultat final à la première projection du film.
Pourtant, l’innovation de la recherche formelle du cinéaste, qui n’a pas son pareil pour créer une atmosphère étrange et/ou dérangeante, est bien au rendez-vous de cette œuvre où on retrouve avec plaisir sa remarquable stylisation visuelle riche en symbolique, les violents découpages, les différents inserts de détails en gros plan, ou encore les plans subjectifs parfaitement maîtrisés des interventions de l’assassin.
Avec le temps, aujourd’hui le réalisateur reconnaît apprécier le film qui derrière son apparence « classique », ose et expérimente de nouvelles idées. Les scènes de meurtre, d’une cruauté manifeste, les axes de la caméra, l’utilisation des décors, les gros plans de détails, la caméra subjective ou encore le montage dont les effets provoquent une distorsion temporelle, sans oublier l’utilisation assumée des couleurs vives, participent au développement du climat particulièrement anxiogène et glaçant du film et attestent de l’indéniable soin apporté à la mise en scène.
Le Chat à neuf queues comporte donc de nombreuses scènes aussi magnifiques que singulières. Incontestablement « Argentiennes », ces scènes viennent témoigner du talent manifeste du cinéaste pour créer un climat angoissant et susciter ainsi le malaise, le doute, la confusion ou encore la peur chez le spectateur. Les scènes du cimetière dans la nuit brumeuse, du lait empoisonné, des meurtres par strangulation, ou encore celle chez le barbier, viennent chacune témoigner de l’impressionnante précision du travail formel, tant dans le cadre et sa composition que dans le montage et son rythme, du cinéaste. Argento maîtrise par exemple déjà parfaitement l’utilisation de la lentille d’approche bifocale rendant l’arrière-plan aussi nette que le premier plan et lui permettant ainsi de briser la perception traditionnelle de la profondeur de champs. Très peu utilisée à l’époque, cette technique inspirera surtout par la suite le cinéaste Brian De Palma. Sa technique d’utilisation de la caméra subjective, qui deviendra l’une de ses marques de fabrique (Les Frissons de l’angoisse, Ténèbres, Trauma, Le Sang des innocents…) lui permet, en partageant la perception visuelle du tueur, de placer le spectateur dans la peau de celui-ci et d’accentuer ainsi l’immersion de ce dernier avec une redoutable efficacité. Les effets de distorsion temporelle provoquée par le style du montage et inspirés des westerns de Sergio Leone, pour qui Argento, rappelons-le, a co-écrit avec Bernardo Bertolucci le scénario d’ Il était une fois dans l’Ouest (1968), sont déjà présents et annoncent le goût du cinéaste pour l’ellipse et la fragmentation du temps. La grande scène finale du film, à la fois graphiquement sublime, agressive et, comme souvent chez Argento, très abrupte, est elle aussi construite de telle sorte que le spectateur la reçoive comme un véritable uppercut.
Le Chat à neuf queues témoigne donc du fait que son auteur maîtrise déjà parfaitement le langage cinématographique et annonce l’avènement de celui qui deviendra l’un des plus grands cinéastes italiens de sa génération. Inimitable !
Steve Le Nedelec
Restauré numériquement par Wild Side Film en 2010 à partir du négatif original Techniscope et du son conservés à la Cineteca di Bologna. L’étalonnage et le transfert haute définition ont été effectués à Technicolor Rome et approuvés par Dario Argento. Le son a été restauré dans sa version mono d’origine par VDM.
Le Chat à neuf queues est édité par en DVD par Wild Side Vidéo dans une superbe copie dans la collection Les Introuvables/Les maîtres du fantastique en compléments de programmes La rançon du succès, entretien avec Dario Argento et Luigi Cozzi (26 mn), Une galerie photos et la bande annonce.
Le Chat à neuf queues (Il Gatto a nove code) un film de Dario Argento avec James Franciscus, Karl Malden, Catherine Spaak, Rada Rassimov, Cinzia de Carolis, Horst Frank, Pier Paolo Capponi, Aldo Reggiani, Ugo Fangareggi, Corrado Olmi… Scénario : Dario Argento d’après une histoire de Dario Argento, Luigi Collo et Dardano Sacchetti. Directeur de la photographie : Enrico Menczer. Décors et costumes : Carlo Leva. Montage : Franco Fraticelli. Musique : Ennio Morricone direction Bruno Nicolai. Producteur : Salvatore Argento. Production : Seda Spettacoli Spa (Rome) – Terra Filmkunst (Berlin) – Labrador Film (Paris). Italie-Allemagne-France. 1970. 107 mn. Couleurs. Cromoscope/Techniscope. Format image : 2,35 :1. 16/9e compatible 4/3. VOSTF et VF. Festival Toute la Mémoire du Monde, 2016.