Jesse (Elle Fanning) est jeune, blonde, mineur, son corps correspond à la perfection à ce que l’industrie de la beauté impose au monde. Elle veut réussir dans la cité des Anges. Elle pose pour un jeune photographe rencontré sur Internet. Allongée en déshabillé sur un canapé, la gorge tranchée. Photo mode hyperréaliste… sa maquilleuse sur ce shooting, Ruby (Jena Malone) est troublée par la beauté pure et naïve de la jeune fille… elle l’invite à une soirée… et lui présente deux autres mannequins…
Le regard que porte Winding Refn sur la mode et sur un style et une forme d’image qui ont envahi notre quotidien voire notre imaginaire est des plus perturbants. Bien sûr, la facilité consiste à refuser l’entrée dans l’espace mental, que nous propose Winding Refn, de rester tranquillement à la périphérie en argumentant que son nouvel opus est froid sans émotion et que le supposé contrat avec le spectateur – voir un film d’horreur dans les milieux de la mode – n’est pas rempli. Tant pis pour ceux qui reste en chemin, ils passent à côté d’une œuvre de création passionnante à plus d’un titre.
Nicolas Winding Refn nous plonge dans un univers où la beauté est formatée au gré des modes. Les mannequins doivent être si « parfaites » qu’elles en deviennent totalement lisses, des sortes de robots. Jesse est consciente que son physique de rêves et sa jeunesse en font un corps parfait pour l’industrie de la beauté. Et c’est tout naturellement une maquilleuse (Jena Malone), la personne en contact direct avec le corps des mannequins, décèle aussitôt le potentiel de la jeune fille. Un corps vierge à cannibaliser. La maquilleuse est sous le charme de la jeune fille.
L’ascension dans le mannequinat de Jesse est fulgurante. Volontaire et décidée, elle espère bien mordre la vie à pleines dents. C’est une enfant qui se pense adulte. Jesse c’est Alice mais son pays des merveilles est un fantasme, qui en réalité a les couleurs de l’horreur.
Winding Refn bascule à l’intérieur de son personnage, la réalité et l’imaginaire s’entremêlent. Jesse est entouré de démons. L’animal qui saccage sa chambre de motel n’est que la visualisation des peurs qui la hante mais qu’elle refuse de voir. Le rêve est plus fort que la réalité. Et c’est par des changements de couleurs et par le glissement du son sur plusieurs plans que Winding Refn pénètre dans l’imaginaire de ses mannequins, changeant ainsi en « douceur » de point de vue. Il multiplie les plans où les personnages sont dans en reflet dans des miroirs, images qui tournent à l’obsession pour des personnalités à fleur de peau.
Le statut de Jesse est mouvant suivant qui pose les yeux sur elle. Pour les hommes c’est un corps à sublimer. Le jeune photographe semi-professionnel voit en elle un modèle, et l’aime pour sa plastique. Le photographe professionnel – un corps à vampiriser dont il doit prendre la virginité. Pour le gérant du motel, c’est un fantasme, un corps à abuser.
Pour les femmes le rapport est d’une autre nature. Pour la maquilleuse, mannequin ratée, Jesse représente ce qu’elle aurait aimé être, elle l’aime d’un amour purement narcissique. Elle est la sorcière des contes. Pour les mannequins, elle est une menace. Sa jeunesse, son corps en font une redoutable concurrente ; la jalousie les taraude au-delà du raisonnable. Elles sont prêtes à tout, à juste vingt ans, pour être encore et toujours consommables par le système. Ainsi, revient perpétuellement dans le dialogue un personnage fantomatique, le chirurgien esthétique. L’homme qui leur modèle ce corps « parfait ». Elles se soumettent à son bistouri pour être/rester toujours l’idéal de beauté. Elles endurent des souffrances qui perdurent des mois durant. Jesse est une aberration.
Elle Fanning est stupéfiante dans un rôle difficile, tant il semble n’exister au premier abord qu’en surface, elle arrive à lui donner petit à petit une émouvante profondeur. Mi-femme, mi-enfant, elle est en apesanteur dans un monde sordide. Jena Malone par de simples mouvements et des regards ambigus est l’incarnation d’une perversité née de désirs et de rêves inassouvis. Ce faux couple donne son rythme, sa pulsion au film.
Winding Refn travaille en profondeur le visuel du film s’affranchissant au possible de dialogues explicatifs, tout passe par une science remarquable du montage, de l’image et du son. La photographie de Natasha Braier est époustouflante, elle retrouve l’hyperréalisme du porno chic des photos de la mode mais y apporte une touche cinématographique en donnant un sens à la palette des dominantes de couleur qu’elle utilise. Quant à la musique obsédante au lyrisme feutré et moderne de Cliff Martinez, déjà auteur de celle de Drive et de Only God Forgives, elle est comme une narration souterraine du film.
Winding Refn met en rapport ses corps de femmes avec les souvenirs d’un cinéma classique ou d’exploitation. Les racines de The Neon Demon vont de La vallée des poupées, en passant par Heat de Paul Morrisey, à l’esprit morbide du Sunset Boulevard de Billy Wilder, mais cette fois la piscine est vide, envahi par les mauvaises herbes. La dernière séquence est une fusion du cinéma Mondo avec le porno chic. La vulgarité putassière du Mondo et la sophistication tout aussi putassière du porno chic ne sont que deux faces d’une même pièce. The Neon Demon décrit un corps-monde malade, dont l’image hyperréaliste n’est ni plus ni moins que l’image « moderne » de la pourriture que nous avons en permanence sous les yeux. Un conte noir qui se termine sous un ciel bleu éclatant…
Fernand Garcia
The Neon Demon un film de Nicolas Winding Refn avec Elle Fanning, Jean Malone, Bella Heathcote, Abbey Lee, Karl Glusman, Christina Hendricks, Keanu Reeves, Alessandro Nivola. Scénario : Nicolas Winding Refn, Mary Laws, Polly Stenham d’après une histoire de Nicolas Refn Winding. Directrice de la photographie : Natasha Braier. Décors : Elliott Hostetter. Costumes : Erin Benach. Montage : Matthew Newman. Musique : Cliff Martinez. Producteurs : Lene Borglum, Nicolas Winding Refn, Sidonie Dumas, Vincent Maraval. Production : Space Rocket Nation – Vendian Entertainment – Bold Films – Wild Bunch – Gaumont . Distribution (France) : Le Pacte – The Jockers (sortie le 8 juin 2016). Danemark – France – Suède. 2016. 110 mn. Format image : 2.35 :1. Sélection officielle, en compétition, Festival de Cannes 2016. Toute la mémoire du monde 2019 Interdit aux moins de 12 ans.