L’Italie est restée un pays pauvre malgré l’apparent bien‐être,
elle a tout les problèmes des pays pauvres :
de la survie pour l’existence :
cette âpreté donne toujours à la comédie italienne
malgré le rire un peu d’amertume.
Dino Risi
Sur la route, Bruno Cortona (Vittorio Gassman) au volant de sa Lancia décapotable lancée à pleine vitesse double, la main sur le pommeau du klaxon, à tout va ! Au cours de son long voyage, il double (Il sorpasso, le titre italien peut se traduire par le doubleur) sans cesse, ivre de vitesse et des temps nouveaux. Le peuple italien des campagnes, il s’en fout. Qu’il soit dans un side‐car « familial » surchargé auquel Bruno lance : « Et le pépé, vous l’avez laissé à la maison ? » ou un automobiliste prudent à qui il fait un signe de cocu, ou un cycliste en plein effort, « Achète‐toi une Vespa ! » lui lance‐t‐il et comme conseil « Accroche‐toi ! ». Bruno Cortona est l’image du miracle économique italien des années 60, une façade. Il vit son rêve ou plutôt il s’aveugle sur sa propre condition. Le fanfaron avale les kilomètres le pied au plancher comme son personnage principal, mais le point de vue qu’adopte Risi est celui de son jeune passager, Roberto (Jean‐Louis Trintignant), témoin passif à la place du mort. Risi observe et puis bifurque définitivement, prend ses distances avec son beau parleur et aboutit à une fin d’un profond pessimisme sur le futur immédiat de l’Italie. Le Fanfaron annonce les grandes désillusions de la société de consommation, c’est l’un des plus beaux fleurons de la comédie italienne. Drôlerie, cynisme et intelligence s’y confondent pour le plus grand plaisir du spectateur.
Bruno Cortona, la quarantaine, est sympathique et joyeux. Séparé de sa femme, il dévore la vie à pleines dents, rien, ni personne ne l’arrête au volant de sa Lancia. Il tombe par hasard sur un jeune étudiant, Roberto (Jean‐Louis Trintignant) dont le caractère lui est diamétralement opposé. Introverti, timide, amoureux transi, il est seul dans son appartement à étudier quand Bruno l’entraîne dans une virée. Rome est désert. Bruno a besoin de quelqu’un à ses côtés, d’une oreille accueillante… et d’un portefeuille garni de quelques billets. Bruno est un homme sans scrupules qui vit de petites combines. Doté d’un incroyable bagout et d’un culot monstre, cet instinctif repère de suite ses proies et dresse de ses « interlocuteurs » d’un jour un portrait psychologique à gros traits mais parfaitement juste. Bruno est sûr de lui dans l’art de rouler les gens, rien n’échappe à son regard d’aigle : de la petite serveuse au grand entrepreneur milanais.
Sur la route, Bruno impressionne immédiatement Roberto par l’aisance avec laquelle il drague les femmes. La façon dont il repère deux jeunes allemandes sur la route comme eux. Il les renifle, comme plus tard l’aveugle de Parfum de femme. Bruno est grossier et vulgaire mais il fascine Roberto qui n’ose avouer simplement son amour à sa voisine. Tout intelligent qu’il soit, il se sait en retrait de la vie. A un arrêt dans la maison où, enfant, Roberto passait ses vacances, Bruno, en quelques secondes, saccage le monde de l’enfance de Roberto en lui révélant tous les secrets d’alcôve qu’il n’avait su déceler. Séquence terrible pour Roberto à laquelle répondra celle de la découverte de la femme et de la fille de Bruno. Sa fille s’éprend d’un industriel d’âge mûr, sorte de substitut à son père aux abonnés absents depuis des lustres. Si Bruno tente de faire la morale à sa femme, qu’il a abandonnée avec sa fille et à qui il refuse le divorce, il n’en est que plus pathétique et c’est une fin de non‐recevoir qu’il se prend dans les dents. Mais le naturel reprend vite le dessus. L’amant de sa fille est un industriel riche, une proie pour Bruno, à alléger de quelques millions… tout est bon à prendre dans ce nouveau monde. La morale est à géométrie variable et utilisable en fonction des nécessités de la vie.
Roberto, étudiant en droit civil, travaille sur des codes de l’ancien monde, celui dont n’a que faire Bruno. Et c’est un monde nouveau que découvre Roberto, où prime le paraître, l’économie moderne qu’il découvre, un monde qu’il avait sous les yeux mais dont il n’a pas le mode d’emploi. Mais ce monde‐là n’est pas pour Roberto, trop idéaliste, trop intellectuel, l’avenir est aux opportunistes. C’est dans la tragédie que s’achève son voyage initiatique sous les yeux d’un Bruno désolé, mais qui aura vite fait de reprendre ses magouilles et ses petites combines.
Le premier acteur contacté pour le personnage de Bruno Cortona est Alberto Sordi. Il refuse au prétexte que le film met en valeur l’autre personnage, Roberto. Ce qui est une erreur de jugement. Dino Risi débute le tournage le 15 août et lâche Gassman à vive allure dans Rome désert. Il enchaîne avec les plans où il circule dans la ville avec à ses côtés Roberto, sauf qu’à ce moment du tournage, il n’y avait pas encore d’acteur pour l’incarner. C’est donc une doublure qu’utilise Risi, sachant que le personnage sera de toute façon plus petit que Gassman et châtain clair. Coproduction avec la France oblige, il opte pour Jean‐Louis Trintignant, qui s’avèrera un excellent choix. L’alchimie entre le jeu de l’extraverti Gassman et l’introverti Trintignant renforce tous les antagonismes que le film va mettre en place tout au long du voyage.
Pour la fille de Bruno, c’est la jeune française Catherine Spaak, fille du scénariste Charles Spaak (La Kermesse héroïque, La Belle équipe, La Grande Illusion, Cartouche…), qui décroche le rôle. Elle venait de faire scandale dans un film d’Alberto Lattuada, Les Adolescentes (I Dolci inganni). Début d’une belle carrière en Italie où elle devient une actrice populaire de premier ordre. Les rôles se succèdent entre comédies sexy et films d’auteurs. Elle est dirigée par Luigi Comencini, Mario Monicelli, Pasquale Festa Campanile, Marco Ferreri, Dario Argento (Le chat a neuf queues, photo ci-contre), etc. Catherine Spaak fera de rares intrusions dans le cinéma français (La Ronde de Roger Vadim, Week‐end à Zuydcoote d’Henri Verneuil). Le mélange d’érotisme raffiné et de naïveté calculée sur lesquelles elle jouera en fera une vedette particulièrement prisée du cinéma italien.
L’une des deux jeunes allemandes que suivent Bruno et Roberto est interprétée par l’actrice danoise Annette Stroyberg, plus connue sous le nom d’Annette Vadim. Elle épousa le réalisateur Roger Vadim juste après son divorce avec Brigitte Bardot. Il tente d’en faire une nouvelle Bardot. Roger Vadim la dirige dans Les Liaisons dangereuses 1960 (1959) puis dans Et mourir de plaisir (1960) mais le succès n’est pas au rendez‐vous. Annette Stroyberg divorce, reprend son nom et signe en Italie un contrat avec le producteur Dino De Laurentiis. Elle rencontre au cours d’une conférence de presse Vittorio Gassman, qui entreprend de la séduire. Ils vivent quelque temps ensemble. Elle tourne avec lui sous la direction de Roberto Rossellini, Âme noire (1962). Un échec public qui mettra, un temps, à mal la carrière cinématographique de Vittorio Gassman. Elle apparaît dans Le fanfaron sans être créditée au générique. Elle le retrouve dans Viol à l’italienne (La Smania addossso, 1963) comédie de Marcello Andrei. Sa carrière sera de courte durée, une poignée de films italiens dans les années 60.
Vittorio Gassman et Jean‐Louis Trintignant se retrouveront dès l’année suivante à l’affiche de Il successo (1963) aux côtés d’Anouk Aimée, que réalise officiellement Mauro Morassi. Celui‐ci quitte rapidement le film et c’est Dino Risi qui le réalise, sans être crédité au générique. Il faudra attendre quatorze ans pour que Trintignant et Gassman se retrouvent ensemble à l’affiche d’un film. Ce sera le beau Désert des Tartares (Il deserto dei tartari, 1977) de Valerio Zurlini d’après le roman de Dino Buzzati. Ettore Scola les réunira une dernière fois dans La Terrasse (1980), constat amer sur le cinéma et l’engagement politique.
Le Fanfaron sort en Italie dans l’indifférence générale, Vittorio Gassman n’est pas un acteur populaire au cinéma. La première séance du film à Rome se déroule dans une salle quasiment vide. Mario Cecchi Gori, producteur du film, conseille alors à Risi de reprendre son activité de médecin tandis que lui, devant l’échec qui s’annonce, envisage de reprendre son activité de directeur de boîte de nuit. Mais contre toute attente, la séance du soir se joue à guichets fermés. Le film est lancé et la carrière de Gassman prend un nouveau tournant qui le porte vers les sommets de la comédie italienne. Le Fanfaron connaît un retentissant succès international. Quelques années plus tard, Dennis Hopper déclara y avoir puisé l’inspiration pour le cultissime Easy Rider (1969).
Fernand Garcia
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Le Fanfaron est disponible en DVD dans la Colection Les maitres italiens SNC.
Le Fanfaron (Il Sorpasso) un film de Dino Risi avec Vittorio Gassman, Jean‐Louis Trintignant, Catherine Spaak, Claudio Gora, Luciana Angiolillo, Linda Sini, Mila Stanic, Nando Angelini. Scénario : Dino Risi, Ettore Scola, Ruggero Maccari. Directeur de la photographie : Alfio Contini. Décors : Ugo Pericoli. Montage : Maurizio Lucidi. Musique : Riz Ortolani. Producteur : Mario Cecchi Gori. Production : Incei Fair (Rome) ‐ Dicifrance (Paris). Italie-France. 1962. Noir et blanc. Format image : 1.85 :1. Sortie en Italie le 5 décembre 1962. Sortie en France le 27 juin 1963.