1910, Ma Loute, un jeune garçon, et sa famille survivent dans la baie de Slack. Ils vivent d’expédients, ramassent les moules et travaillent durement. Ma Loute et son père font traverser les touristes à bout de bras ou en barque un cours d’eau pour qu’ils puissent apprécier le paysage. La mère s’occupe des petits et de la ferme, tandis que la grande sœur de Ma Loute travaille comme bonne à tout faire dans la maison de campagne des riches Van Peteghem… L’inspecteur Magnin et son adjoint Malfoy arrivent dans le coin à la suite de mystérieuses disparitions de touristes… l’enquête débute, alors que de nouvelles disparitions ont lieu…
Ma Loute c’est deux familles face à face, les Van Peteghem, les riches et les Brufort, les pauvres. La haute bourgeoisie du Nord et le sous-prolétariat les pieds dans la vase. La lutte des classes et lutte des individus ne font plus qu’un. Les uns contre les autres, avec de part et d’autre tout autant d’attirance et que de répulsion, de haine et d’amour. Les pauvres aiment, travaillent tant qu’ils peuvent et vouent une haine viscérale à ceux qui les maintiennent dans leur triste condition. Mais cette haine se teinte aussi de fascination pour la folie de ses grands bourgeois. Les Brufort les mangent comme les bourgeois mangent l’Ostie. La communion est païenne mais ne diffère dans le fond en rien de celle des bourgeois.
Les Van Peteghem observent les pauvres comme s’il s’agissait d’indigènes, n’ayant ni sentiments ni pensés, ni quoi que ce soit qui puisse leur permettre de jouer un rôle moteur dans le mouvement de la vie. A leurs yeux, et à ceux des touristes, ils n’existent que pour être à leur service. Bruno Dumont dresse un portrait au vitriole d’une bourgeoisie où de peur de perdre leurs privilèges et leurs rangs, on se marie entre les riches, au mieux ce sont des lignés issus de cousins et cousines, au pire ce sont des enfants nés d’incestes. Ainsi, un soir de beuverie, Aude Van Peteghem (Juliette Binoche) n’a-t-elle pas été l’amante de son frère et de son défunt père ? De cet accouplement monstrueux est né un enfant à la paternité et à l’identité incertaine, Billie.
Ma Loute, c’est la révolte incarnée contre les nantis, et comme toute véritable révolte elle se transforme, à son corps défendant, en passion amoureuse, dans ce cas pour Billie. Ce lien entre les deux adolescents est né sous le signe de la radicalité jusqu’à leurs noms qui inverse les sexes. Ma Loute est un diminutif pour une fille et Billie celui d’un garçon, mais c’est bien plus compliqué. Ainsi, nous en venons à douter de la réelle identité sexuelle de Billie, un garçon qui s’habille en fille ou l’inverse, qu’importe, l’amour transcende toutes les valeurs et la révolte y gagne en puissance. « Il n’y a pas de solution hors de l’amour » disait André Breton et c’est cette belle et douloureuse expérience que vont vivre Ma Loute et Billie.
L’univers qui tourne autour d’eux semble totalement ordonné, sous contrôle, or il est totalement déglingué. L’inspecteur Alfred Machin et son acolyte sont les représentants de l’ordre et de la morale. Le moindre des mouvements et des placements de Machin sont pour lui une douleur physique tant le poids de la société, qu’il porte sur les épaules, l’écrase. Ses articulations grincent, son corps se dérobe sous son poids, il chute et roule à tout bout de champ. Merveilleuse alchimie mise en place par Bruno Dumont entre l’image burlesque et le comique né d’effets sonores. C’est Laurel et Hardy filmé par Jerry Lewis. Dans une séquence de toute beauté, Bruno Dumont envoie dans les airs son inspecteur Machin enfin débarrassé de la morale petite-bourgeoise, mais un fil à la patte le retient encore au sol. Les forces réactionnaires ne sont pas prêtes de voir filer le « bras armé » qui leur assure le pouvoir.
Tous les acteurs, connus ou inconnus, sont formidables. Dans cette extraordinaire galerie de portraits, Bruno Dumont entraîne Fabrice Luchini, quasi méconnaissable, vers l’absurde. D’un plan à l’autre, il ose d’incroyables variations sur une tonalité de jeu totalement dissonante. Quant à Brandon Laviville et Raph, le couple d’amoureux, ils crèvent l’écran. L’un par sa rage, l’autre par la beauté de son amour.
Visuellement, chaque plan est un plaisir pour les yeux, la photographie est somptueuse, on pense parfois à Magritte. Les décors et les costumes correspondent parfaitement à l’idée que nous pouvons nous faire des années 1900. Quant à l’imposante maison des Van Peteghem, elle semble tout droit sortie de l’imagination du grand décorateur Mallet-Stevens.
Ma Loute est le film le plus subversif et surréaliste de Bruno Dumont. Ma Loute est une œuvre si stimulante et exaltante, qu’elle donne aux spectateurs cette impression magnifique, quand les lumières de la salle se rallument sur notre vie, d’être libre.
Fernand Garcia
Ma Loute, un film de Bruno Dumont avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi, Brandon Lavieville, Raph, Didier Desprès, Laura Dupré, Cyril Rigaux, Lauréna Thellier, Jean-Luc Vincent. Scénario : Bruno Dumont. Directeur de la photographie : Guillaume Deffontaines. Costume : Alexandra Charles. Montage : Basile Belkhiri. Producteurs : Jean Bréhat, Rachid Bouchareb, Muriel Merlin. Production : 3B Productions, Arte France Cinéma, Scope Pictures, Twenty Twenty Vision Filmproduktion GmbH. Distribution (France) : Memento Films (sortie en salle le 13 mai 2016). France-Allemagne. 2016. 122 mn. Couleurs. Format image : 2.35 :1. Sélection officielle, en compétition, Festival de Cannes, 2016.