La Cinémathèque française, fantasmes et réalités
Communiqué de presse
Lundi 9 mai 2016
Ainsi, selon ses occupants de la nuit du 6 au 7 mai, la Cinémathèque française serait devenue un « lieu emblématique de la précarité » qui pratiquerait une « gestion néo-libérale des ressources humaines ». Après trois mois d’une campagne de dénigrement, menée par d’anciens salariés de la société CityOne, et couronnée par la jonction avec des participants du mouvement Nuit Debout à la recherche de lieux symboliques à occuper, la Cinémathèque française se doit de rappeler quelques faits aisément vérifiables, loin des fantasmes et des contre-vérités proférés contre elle.
Non seulement la Cinémathèque ne pratique pas le recours massif aux CDD, mais la quasi-totalité des 231 membres de son personnel, 93% pour être précis, est en CDI. Les 7% restant sont pour 1/3 des contrats de professionnalisation, 1/3 des CDD de remplacement, pour maternité notamment, et 1/3 de vrais CDD. Auxquels il convient d’ajouter des conférenciers récurrents de la pédagogie qui représentent une dizaine de personnes.
La décision de l’externalisation, qui date de 2005, s’est appuyée sur le constat de la difficulté de faire évoluer les personnels d’accueil au sein d’une institution dont le turn-over est faible et où 64% des salariés ont plus de 10 ans d’ancienneté et 25% plus de 20 ans.
Après enquête et concertation menées par la nouvelle direction à propos des conditions de travail des employés de l’accueil, le prestataire de service CityOne n’emploie plus que des CDI en équipe permanente depuis mars 2016, n’ayant recours à des personnels en CDD que pour les renforts saisonniers et besoins ponctuels.
Il est d’ailleurs notable que les graves et confuses accusations de harcèlement, mépris de classe et exploitation « digne des esclaves de Métropolis » ne semblent avoir trouvé que peu d’écho visible chez les actuels employés de l’accueil.
Dans le strict respect du droit du travail comme dans l’intérêt de l’institution qui n’a jamais souhaité confier l’accueil du public à des robots, le personnel de CityOne travaille toujours en collaboration étroite avec des salariés de la Cinémathèque et a la possibilité de participer aux élections professionnelles. Ce personnel ne cesse d’être informé des multiples activités au cours de réunions et visites qui lui sont spécialement consacrées, ceci afin d’être à même de répondre à nos différents publics.
Depuis notre installation à Bercy, notre fréquentation annuelle est passée des 100.000 spectateurs des deux seuls écrans de Chaillot et Grands Boulevards à près de 400.000 visiteurs annuels. Cette hausse massive de la fréquentation, fruit d’une offre nouvelle de 4 salles de projection et d’une politique ambitieuse de grandes expositions, sans oublier le Musée du cinéma, la Bibliothèque du Film et le développement de l’action culturelle et éducative (encore embryonnaire à Chaillot) a rendu nécessaire une autre façon d’accueillir des publics très variés et fluctuants selon les saisons et événements, ainsi que l’externalisation et professionnalisation de certaines activités. Il s’agissait de se donner les moyens nécessaires à la transformation de la Cinémathèque en un musée moderne du cinéma, rêve ultime d’Henri Langlois, capable d’accueillir n’importe quel visiteur, ainsi que de conserver, d’accroître et de valoriser ses collections, selon son devoir de service public et sa mission pédagogique, à la hauteur des moyens et de la confiance que lui accordent et lui renouvellent régulièrement les pouvoirs publics.
Si la Cinémathèque a certainement changé d’échelle, l’esprit qui l’anime reste le même et plus vivace que jamais. Cette politique d’ouverture et de modernisation, menée par Serge Toubiana et accomplie par l’ensemble des équipes, a connu un succès éclatant, notamment symbolisé par l’exposition Tim Burton et ses 350.000 spectateurs, et par la diversité et l’ambition des programmations proposées dont on ne trouve aucun équivalent dans le monde. L’année de ses 80 ans, la Cinémathèque française doit-elle rappeler à certains sectaires que sa programmation n’a jamais été pensée en fonction des opinions politiques supposées des cinéastes ? Et qu’elle n’entend se soumettre à aucune censure que ce soit ? Quels films devraient être nos modèles politiques et sociaux, au juste ? Et John Ford, au fait, est-il de droite ou de gauche ? Nous sommes en plein délire et face à une conception utilitariste et bornée du cinéma qui n’a plus cours nulle part depuis fort longtemps.
Durant ces mêmes dix années, les mauvais procès sont revenus ponctuellement. Certains ont reproché à la Cinémathèque de perdre son âme en s’ouvrant ainsi à tous les publics, comme si le projet, dénué de toute concession démagogique, d’un élargissement du savoir et de la passion cinéphile (grande ambition d’Henri Langlois s’il en fut) était en soit suspect. D’autres l’ont condamnée au nom de ses supposées valeurs de gauche qui devraient l’obliger à manifester sans cesse une irréprochabilité sociale absolue, proche de l’immobilisme pur et simple, alors qu’elle est déjà connue pour sa politique vertueuse en matière de ressources humaines, et qu’elle n’a connu que cinq jours de grève depuis dix ans.
De même, il importe de savoir et de faire savoir que la masse salariale représente 59% de son budget annuel et que l’échelle des salaires est de 1 à 4,2. Que ceux qui dénoncent une Cinémathèque inégalitaire comparent ces chiffres à d’autres en vigueur ailleurs et se posent sérieusement la question du rapport entre la Cinémathèque française et le projet de loi El Khomri. Durant ces dix ans, la Cinémathèque française ne s’est assurément pas transformée en une structure d’oppression et de mépris de classe. Rien n’est plus faux et plus injuste.
C’est, contrainte et forcée par une intrusion soudaine et sans buts véritables, sinon purement publicitaires, que la Cinémathèque a dû se résoudre à faire évacuer les occupants nocturnes par les forces de l’ordre. Mais c’est sans faiblesse que seront toujours protégés ce haut lieu de diffusion du patrimoine cinématographique, son personnel, ses publics, ses espaces, ses collections du Musée et les précieux prêts de l’exposition Gus Van Sant. Contre une poignée de faux militants et vrais réactionnaires, mus par on ne sait quel ressentiment, fort éloignés d’un quelconque intérêt collectif, cherchant à assouvir leur très personnelle soif de revanche, au mépris de toute mesure et de toute réalité concrète, et qui ne parlent jamais de politique culturelle ou de diffusion du patrimoine cinématographique auprès de nouveaux publics, visiblement peu sensibles à l’exigence, pourtant bien démocratique, d’une meilleure diffusion du gai savoir cinéphilique. Comme si le sujet, au cœur de notre existence même, ne les intéressait pas.
En ces temps de grandes espérances mais aussi de grande confusion, la force du symbole Cinémathèque, machine à fabriquer bien des mythes et des fantasmes, qui ne peuvent raccorder avec ses missions quotidiennes, peut conduire les meilleures volontés à se tromper lourdement de cible.
Et puisque la Cinémathèque aurait inversé, paraît-il, le schéma de février 1968 en recourant à la force publique pour empêcher 55 personnes – dont aucune n’était membre du personnel ni de la Cinémathèque ni de CityOne, encore une fausse information, diffusée sans la plus élémentaire vérification – de privatiser un bâtiment dont la seule raison d’être est son ouverture permanente à ses publics, souvenons-nous aussi de juillet 1968, quand Jean Vilar, le créateur du Théâtre National Populaire et du Festival d’Avignon, devait subir l’accusation de « fasciste » devant des « tribunaux » qui se voulaient populaires. Ceux qui invoquent le prétendu esprit d’Henri Langlois, lui qui n’avait qu’une seule politique, celle de la Cinémathèque française, divisée en deux colonnes dialectiques (1. ce qui est bon pour la Cinémathèque 2. ce qui est mauvais pour la Cinémathèque), devraient s’informer et réfléchir à deux fois à ce qu’il leur aurait répondu, sans doute plus vertement que nous. Non, la Cinémathèque n’est pas passée du côté d’un ordre établi, voire policier. Elle travaille au quotidien à sa nécessaire transformation permanente pour demeurer, et plus encore à l’avenir, un lieu ouvert à tous, un espace public de conservation, de restauration et d’exposition du cinéma, c’est-à-dire un musée. Que nul n’aura jamais le droit de s’approprier au nom de quelque cause que ce soit.
Costa-Gavras, Président de La Cinémathèque française
Frédéric Bonnaud, Directeur général