In Jackson Heights – Frederick Wiseman

En s’installant dans le quartier de Jackson Heights dans le Queens à New York c’est à un portrait d’une Amérique que se livre Frederick Wiseman. Ce quartier grouillant de vie est menacé par l’appétit dévorant du capitalisme néolibéral.

In Jackson Heights (c) Moulins Films, LLC ; courtesy of Zipporah Films, Inc.

Wiseman filme dans l’espace public, celui des institutions, des organisations, des associations ou des lieux privés ouverts à tous. In Jackson Heights débute par une prière dans une mosquée avant de poursuivre avec une réunion de l’association LGBT dans un centre juif. A Jackson Heights est un quartier d’une grande mixité sociale, il s’y parle 167 langues et dialectes et presque autant de nationalités s’y croisent. Un socle commun les unit – le rêve américain, sorte d’utopie d’un monde parfait. Le monde réel est quant à lui une combinaison de la loi, la référence à  Constitution Américaine revient fréquemment dans les discussions, et de la loi du plus fort financièrement.

Wiseman s’attarde sur la communauté latino. Une réunion de petits commerçants dans un centre commercial nous vaut une séquence d’anthologie. Dans un petit bureau, l’un des propriétaires nous donne une leçon de capitalisme américain. Comment l’avidité de promoteurs immobiliers de Manhattan par un système empirique vide petit à petit le quartier. Le but est de permettre à une nouvelle population, issue de la classe moyenne, avec un pouvoir d’achat supérieur aux habitants du quartier de vernir s’installer à Jackson Heights. Si Jackson Heights attise autant de convoitise c’est qu’il se trouve à trente minutes de Manhattan et qu’il est l’un des rares espaces disponibles à New York à la spéculation. Le quartier sous la pression des promoteurs va se transformer : les grandes enseignes commencent à faire de la concurrence aux plus petits, les poussant à fermer boutique. Des regrets émergent, comme si la lutte contre l’ogre capitaliste était impossible, on évoque déjà avec nostalgie les petits restaurants ambulants qui proposent de vrais plats à l’encontre de l’uniformisation industrielle des chaînes de Fast Food. Petits vendeurs participent encore du charme du quartier.

Mais la communauté latino se heurte à une difficulté celle de ne pouvoir faire bloc contrairement à d’autres. Il leur est difficile de ce fédérer tant la concurrence entre anciens et nouveaux arrivants est importante. L’Amérique est un pays dur, seul l’argent qui compte, « c’est un pays capitaliste » constate un latino. On accepte n’importe quels boulots à n’importe quelle condition car « le besoin est un chien de l’enfer ». 60/65 heures par semaine pour des salaires misérables mais qu’importe.

In Jackson Heights (c) Moulins Films, LLC ; courtesy of Zipporah Films, Inc.

La réussite est au bout du chemin, tous les itinéraires sont bons, la volonté est là. Dans une cave nous nous retrouvons avec des Indiens, Pakistanais, Tamoul, Sri-Lankais dans une classe préparatoire à l’examen de Taxi Driver. Le professeur utilise tous les moyens mnémotechniques pour leur apprendre les bases de l’orientation dans New York avec un incroyable sens pédagogique.

In Jackson Heights (c) Moulins Films, LLC ; courtesy of Zipporah Films, Inc.

Témoignage poignant, au cours d’une réunion d’entraide, d’une femme évoque le passage de la frontière par sa sœur. Perdue dans le désert, avec une compagne d’infortune, elle va errer, assoiffée et morte de peur pendant quinze jours. C’est aussi l’intervention d’un jeune Mexicain, qui  évoque son travaille, son salaire aléatoire et la discrimination dont il est victime dans une pizzeria. Le jeune garçon, fraîchement arrivé, commet un impair, il évoque le fait que ses employeurs sont musulmans. Il est aussitôt recadré par une assistante. Des arnaques existent et elles peuvent être le fait de personnes de toutes origines et religions, elles peuvent même avoir lieu au sein des membres d’une même famille. « On vient en Amérique pour donner et pas pour prendre ». Le jeune homme confus se reprend. C’est l’intégration à l’américaine…

A vous de les découvrir toutes les rencontres, des lieux, des jours et des nuits sur Jackson Heights …

Wiseman-In-Jackson-Heights

Frederick Wiseman fait preuve, encore une fois, avec In Jackson Heights d’une maîtrise absolue et d’un sens du cinéma rare. Nous sommes dans un documentaire de très haut niveau. Chaque plan a sa durée juste, Wiseman laisse de l’espace et du temps aux gens. Il n’y a dans le film aucune redite ou redondance. Dans son admirable rythme interne, Wiseman utilise le passage du métro aérien comme ponctuation et transition. Sa bande-son est une merveille d’intelligence. Un son peut se poursuivre sur plusieurs plans liant ainsi lieux et destins, les uns aux autres.

In Jackson Heights est d’une grande richesse humaine : portraits d’hommes, de femmes, de transgenres, pour lesquels Wiseman a visiblement de l’affection et de l’estime.

Le dernier plan est sur Manhattan, au loin de nuit. On y fête le 4 juillet par un impressionnant feu d’artifice. Le triomphe vide de l’argent sur la vie ?

Fernand Garcia

In Jackson Heights Affiche

In Jackson Heights, un film de Frederick Wiseman. Images : John Davey. Son, montage : Frederick Wiseman. Mixage son : Emmanuel Croset. Producteur : Frederick Wiseman. Production : Moulins Films LLC. Distribution (France) : Sophie Dulac distribution (sortie le 23 mars 2016). Etats-Unis. 2015. 190 mn. Couleurs. Format image 1.85 :1. Stéréo. DCP.