Le jour se lève sur le domaine des Compson. La vieille noire Dilsey (Ethel Waters) est, comme toujours, déjà debout. Ce qui reste de la lignée des Compson est encore endormi, sauf la jeune Quentin (Joanna Woodward) en vadrouille. La petite rentre d’une escapade à Memphis, ou plutôt d’un aller-retour en bus. Déplacement sans autre horizon que d’avoir la paix pendant quelques heures et de donner d’elle une image de femme « libérée ». Quentin revient comme à chaque fois à la maison. Elle redoute la confrontation inévitable avec son oncle Jason (Yul Brynner) qu’elle hait de tout son être…
Fins connaisseurs de l’œuvre de Faulkner, Irving Ravetch et Harriet Frank Jr. avaient, toujours pour Martin Ritt, adapté l’année précédente le roman, Le Hameau (The Hamlet), devenu à l’écran Les Feux de l’été (The Long, Hot Summer, 1958), avec Paul Newman, Orson Welles et Joanne Woodward. Le film est un succès et Paul Newman remporte le prix d’interprétation au Festival de Cannes en 1958. Avec Le Bruit et la fureur, c’est à l’un des romans les plus complexes de William Faulkner auquel Ritt, Ravetch et Frank Jr, s’attaquent. Adaptation ardue, car chaque chapitre adopte le point de vue d’un des personnages. De plus, les récits ne suivent aucun ordre chronologique. Les scénaristes Irving Ravetch et Harriet Frank Jr. contournent la difficulté en s’attachant à l’adaptation des deux derniers chapitres du roman. Astucieusement, ils enrichissent les personnages avec des éléments contenus dans les chapitres précédents. Martin Ritt n’adopte que partiellement le point de vue de Quentin Compson (Joanne Woodward), qui en voix off nous fait part de ses sentiments. Très vite, le film suit les autres personnages. C’est par bribes, que nous saisissons les liens qui les emprisonnent les uns par rapport aux autres, comme si nous reconstruisions le puzzle de vies brisées, en ce sens le film rejoint la construction de Faulkner. L’univers décadent de cette famille du Sud des Etats-Unis est parfaitement rendu par Martin Ritt. Pour mettre en place ce monde à l’agonie, Ritt s’est entouré d’une distribution de grande classe pour incarner une galerie de personnages à la personnalité complexe. A aucun moment les personnages ne chechent la sympathie du spectateur.
Yul Brynner est un excellent choix pour le personnage de Jason Compson, pièce rapporter dans cette grande famille sudiste. Son physique « exotique » en fait un homme d’ailleurs, que l’on tolère. Il focalise sur lui toutes les haines et les rancunes de la famille, pourtant ils ne peuvent s’en passer. Jason les fait vivre et tente tant bien que mal de maintenir le souvenir d’une période fastueuse. Brynner pose sur ce monde un regard impitoyable.
Joanne Woodward incarne à merveille Quentin, jeune femme meurtrie qui ne maîtrise pas encore ses sentiments. Ses scènes avec Yul Brynner sont remarquables. Sa force et sa fragilité constituent l’épine dorsale du drame qui se joue. Avec elle, le film peut subitement bifurquer du mélodrame vers la tragédie et puis revenir vers une fébrile lueur d’espoir.
C’est l’immense Françoise Rosay qui incarne la mère acariâtre et vulgaire de Jason. Cette vieille femme, tyrannique et méchante, regrette le temps où elle pouvait faire la pluie et le beau temps sur le domaine des Compson. Rosay personnifie à merveille une Louisianaise égarée dans le sud profond. Le Bruit et la fureur est l’un des rares films américains de l’actrice de La Kermesse héroïque, Drôle de drame ou de Carnet de bal.
Jack Warden est Ben, l’idiot de la famille, celui qui dans l’œuvre originale avait été castré suite au viol d’un enfant. Le personnage est certes idiot mais nullement innocent, il a des regards envers Quentin sans équivoque. Warden est un second rôle solide, toujours juste. Il rend crédible son personnage dès son apparition.
La chanteuse de blues, Ethel Waters, trouve dans le personnage de la gouvernante, attachée depuis toujours au Compson, son meilleur rôle avec celui de Pinky dans L’Héritage de la chair (Pinky, 1949) d’Elia Kazan. Elle est la mémoire, celle qui connaît tous les secrets de la famille. Elle a fini par prendre l’ascendant sur ses « maîtres ».
Margaret Leighton, l’une des grandes figures de la scène anglaise, est la mère indigne de Quentin. Femme facile, sa vie hors de la cellule familiale est un échec, elle n’aura pas réussi à s’émanciper. Exemple négatif pour sa fille, elle sombre dans l’alcool, seul refuge pour ses espoirs déçus.
Stuart Whitman, forte présence virile, est un forain beau parleur, incapable du moindre engagement. Etre vide et creux, il va de ville en ville, cherchant dans la foule des aventures d’un soir auprès de provinciales désœuvrées.
Martin Ritt, cinéaste mésestimé, fait preuve d’un grand savoir-faire dans sa direction d’acteur. Avec son sens très sûr du décor, il est toujours au bon endroit pour que ces acteurs aient l’espace nécessaire au développement de leur jeu. Cela pourrait avoir un côté théâtral s’il n’y avait un choix particulièrement judicieux des cadres. Cinéaste de gauche, il y aura toujours un fort contenu social dans ses films. Il s’attachera souvent à la description d’un personnage, masculin ou féminin, en lutte pour la reconnaissance de ses droits. Nous pouvons citer à titre d’exemple le remarquable Norma Rae (1979) avec Sally Field, l’histoire d’une ouvrière dans une usine de textile, qui se bat pour la création d’un syndicat. Parmi ses grandes réussites, ses films avec Paul Newman dont Le sauvage d’entre tous (Hud, 1963), Hombre (1967), mais aussi le remarquable Traître sur commande (The Molly Maguires, 1970) sur une grève de mineurs irlandais immigrés aux Etats-Unis en 1876 avec Sean Connery dans l’un de ses meilleurs rôles et Richard Harris, puis enfin Le Prête-nom (The Front, 1976) avec Woody Allen, formidable film sur l’une des périodes les plus sinistres de l’histoire américaine, le maccarthysme. En 2014, l’acteur-réalisateur James Franco porte à nouveau le roman de William Faulkner à l’écran. Sa version plus « naturaliste » et se voulant plus proche de l’œuvre originale n’égale pourtant pas la version de Martin Ritt.
Le bruit et la fureur est un film rare, rare en ce sens qu’il aborde des problèmes d’adultes avec des personnages adultes, nous sommes loin de l’approche infantilisante des êtres humains du cinéma actuel. Un film a (re)découvrir d’un cinéaste attachant.
Fernand Garcia
Le bruit et la fureur est édité pour la première fois en DVD par Rimini Editions dans une très belle copie restaurée en Haute Définition. En complément de programme William Faulkner et Le bruit et la fureur, une intervention passionnante et éclairante sur l’œuvre du grand écrivain américain, prix Nobel 1949, par Frédérique Spill (maître de conférences en littérature américaine).
Le bruit et la fureur (The Sound and the Fury), un film de Martin Ritt avec Yul Brynner, Joanne Woodward, Margaret Leighton, Stuart Whitman, Ethel Waters, Jack Warden, Françoise Rosay, John Beal, Albert Dekker, Stephen Perry, William Gunn. Scénario : Irving Ravetch & Harriet Frank, Jr. d’après le roman de William Faulkner. Directeur de la photographie : Charles G. Clarke. Montage : Stuart Gilmore. Musique : Alex North. Producteur : Jerry Wald. Production : 20th Century Fox – Jerry Wald Productions, Inc. Etats-Unis. 1959. CinémaScope. Format image : 2.35 :1. 16/9e compatible 4/3. VOSTF. Mono. Couleurs. Tous Publics.