L’image vidéo est fanée, vestige d’un temps lointain… et puis lentement nous entrons dans le film, deux femmes, deux voix, deux corps… et l’ensemble nous enveloppent pour ne plus nous quitter. Il en aura fallu du temps à ce magnifique Letters Home pour arriver sur les écrans. Cette correspondance entre une fille, Sylvia Plath, et sa mère, Aurélia Plath, est une merveille. Une double vision du monde qui ne s’oppose pas mais se complète. Un regard sur la condition humaine, du mépris de la société envers les femmes. Sylvia Plath débute sa correspondance avec sa mère à son entrée à l’université en 1950. Elle prendra fin avec son suicide en 1963. Six cent quatre-vingt-seize lettres composent cet admirable échange.
Une incroyable musicalité émane de ses lettres entre Sylvia et Aurélia, dit au diapason par deux interprètes virtuoses, Delphine Seyrig et Coralie Seyrig, littéralement en état de grâce. Cette musicalité de la voix, de l’intime nous bouleverse profondément, sentiment que renforce l’utilisation judicieuse de sonates pour violoncelle et piano de Robert Schumann, Claude Debussy, Serge Prokofiev et Dimitri Chostakovitch. L’itinéraire de Sylvia Plath, la folie, la relation à la mère, la solitude, le suicide, nous frappe encore plus violemment aujourd’hui, tant il renvoie au propre destin de Chantal Akerman. Les mots de Sylvia Plath deviennent ceux de Chantal, comme si cette proximité faisait de Letters Home une lettre posthume de la cinéaste.
C’est par la voix sublime et l’impeccable diction de Delphine Seyrig que nous entrons dans l’intimité de ces deux femmes. Nous avançons avec elles sur le chemin chaotique de la vie, des illusions, des brimades, des petits bonheurs, des déceptions, d’un monde qui nous laisse à la dérive dans le froid glaçant de l’hiver. L’expérience de la vie, que la fille communique à sa mère, libère la parole de celle-ci, lui faisant entrevoir d’autres rives, les prémices d’une émancipation, de la liberté.
Sylvia Plath, pétrie de talent, doute. Elle est dépressive. Sa description de son entrée dans l’asile psychiatrique, est d’une telle intensité et d’une telle économie de moyens, qu’elle force le respect et nous glace le sang. Elle rencontre avec Ted Hughes. Sa vie est radieuse. Sylvia considère le jeune poète anglais comme un génie. Ils se marient. Et pour la naissance de leur premier enfant, quittent les Etats-Unis pour l’Angleterre. Sylvia apprécie la vie à Londres, elle veut être une épouse et une mère parfaite. Les temps sont difficiles. Elle tente de concilier sa vie quotidienne avec sa volonté d’écrire. Un deuxième enfant voit le jour. Le couple s’installe dans la maison de Yeats. Ted la trompe, le couple se déchire et se sépare. « Je sens que j’apprends » écrit Sylvia Plath aux heures les plus sombres de sa vie. Seule avec ses enfants, ses plans pour avoir un peu d’argent tombent à l’eau, sa maison est déclarée insalubre, elle découvre que pour les femmes divorcées, la loi anglaise est impitoyable.
Sylvia et ses enfants survivent. L’hiver est l’un des plus rudes que l’Angleterre ait connu. Elle trouve le temps pour écrire. Elle maîtrise au plus haut point son art, mais elle est à bout. Aurélia Plath apprend le 12 février 1963 par un télégramme le suicide de sa fille à trente ans. Aurélia, qui « aime le présent et redoute les grands choix », qui depuis longtemps ne parlait plus à Dieu, éprouve le sentiment que sa vie ne fait que commencer. On devient orphelin à la disparition des parents, mais pour la perte d’un enfant il n’existe pas de mot. Restent en suspens les derniers mots de Sylvia Plath, «… et la vie est bonne… ». Voix infiniment sublime, loin de tout sentimentalisme, d’une modernité sans failles, elle s’inscrit au plus profond de notre cœur, définitivement.
Fernand Garcia
Letters Home, un film de Chantal Akerman d’après le spectacle créé au Théâtre Moderne à Paris, le 27 novembre 1984 avec Delphine Seyrig et Coralie Seyrig. Pièce de théâtre de Rose Leiman Goldemberg d’après la correspondance de Sylvie Plath choisie par Aurélia Plath, traduction de Maurice Cling, adaptation de Delphine Seyrig, Coralie Seyrig, Françoise Merle et Patty Hannock, mis en scène par Françoise Merle. Photo : Catherine Deudon. Images : Luc Benhamou. Décors : Jacques Gabel. Costumes : Laurence Forbin. Son : Alix Combe. Mixage : Alek Goosse. Montage : Claire Atherton. Production : Jacor Productions théâtrales – Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir – René Gonzalez MC93 avec la participation du Ministère de la Culture. Distribution : Zeugma Films (sortie en salles, le 24 février 2016). France. 1986. 104 mn.