Dans le cadre du 34ème festival international Jean Rouch du cinéma ethnographique était projeté le film de Dmitri Makhomet Les Oubliés de Norviliskes (Biélorussie) dans la section Compétition Internationale. Le film raconte, au fil des saisons, comment les habitants de Norviliskes vivent au quotidien la séparation de leur village par la frontière entre le Lituanie et la Biélorussie. Cette entrave physique qui limitent les villageois dans leurs activités – récolte, cueillette, rencontres familiales ou amicales – parait comme un artifice absurde, « obligatoire » en tant que symbole de limites entre les grandes puissances : l’Union européenne et la Russie. Pourtant le film de Dmitri Makhomet n’est pas tellement revendicatif, il suit la vie des habitants de Norviliskes avec une empathie et l’envie sincère de les connaître. Dans des couleurs pastelles et le silence méditatif du bruissement des forêts environnants on se laisse bercer pas le rythme de ses rencontres insolites. Voici notre rencontre avec le cinéaste Dmitri Makhomet.
KinoScript : Pourquoi avez-vous choisi le village de Norviliskes comme sujet de votre film ?
Dimitri Makhomet : Après l’école du Fresnoy, je cherchais une idée pour un nouveau projet. Par hasard, j’ai lu un article dans Libération sur la situation de deux villages divisés par une frontière tracée dans la plaine entre la Biélorussie et la Lituanie. Norvilliskes est un village lituanien, mais tous les gens sont d’origine biélorusse. De l’autre côté, c’est un village biélorusse, Piazkuny. C’est la limite extérieure de l’Union européenne. Les gens ont tous un membre de leur famille de chaque côté. Deux villages ont une histoire commune qui remonte à des siècles, et dont maintenant les chemins divergent, ceci depuis que la Lituanie est entrée dans l’Union européenne. J’ai commencé par faire des recherches et j’ai trouvé plusieurs reportages, des documents photographiques. Cette histoire m’a beaucoup touché et impressionné, j’ai eu envie de la raconter.
KS : Connaissiez-vous les habitants avant de commencer le tournage ?
Non. Par contre j’ai énormément lu sur Leakadia, une des protagonistes du film. Sa maison se trouve au bout du village, près de la route qui connecte Norviliskes avec le reste du monde. Beaucoup de journalistes sont venus à Norviliskes. Ils sont tous passés chez Leakadia, et bien sûr ils ont beaucoup écrit sur elle. Par exemple que son chat s’appelle Landsbergis (le premier chef de l’État post indépendance en Lituanie), son chien Tchernomyrdine (Premier ministre de la Fédération de Russie du 14 décembre 1992 au 23 mars 1998). Et que quelques années auparavant son mari est parti en Biélorussie pour voir sa mère et qu’il est resté là-bas pour travailler car il n’y a pas de travail à Norviliskes. Leakadia porte un regard sur cette situation plein d’humour. Désormais elle surnomme son mari Loukachenko (du nom du président biélorusse) puisque la Biélorussie a pris son mari. Elle a toujours à porter de main des gâteaux et du café Jacobs pour recevoir les journalistes. Donc je savais déjà beaucoup de Leakadia avant d’arriver à Norviliskes. Quand je suis venu pour la première fois, elle a été, pour moi aussi, la première personne que j’ai rencontrée. C’est par Leakadia que j’ai fait, par la suite, la connaissance des autres habitants.
KS : Comment s’est passé la phase d’écriture ?
D.M. : Elle s’est déroulée sur une longue période. Je pense avoir réécrit le projet trois fois. Le projet est passé plusieurs fois en commission plénière du CNC.
KS : Vous avez dit que sur 20 producteurs français que vous avez contactés, un seul a été intéressé, pourquoi étaient-ils si frileux ?
D.M. : Je pense qu’il y avait un certain risque à produire ce film. Mais tant mieux, car j’ai beaucoup apprécié de travailler avec Stéphanie Roussel, la productrice du film, et Arturo Mio, qui ont pris le risque de le produire.
KS : A-t-il était difficile de trouver un producteur Biélorusse ?
D.M. : Non. En fait, je n’ai pas cherché. En Biélorussie, il y a une importante société de production : Belarusfilm. Cette structure appartient à l’état, c’est un ancien studio soviétique. Ils cherchaient à faire des coproductions avec des sociétés étrangères, mais c’était quelque chose de nouveau pour eux. Vladimir Maroz de Belarusfilm, m’a proposé cette idée de coproduction avec Arturo Mio, société avec laquelle j’avais déjà travaillé.
KS : Votre film est rempli de situations cocasses qui soulignent le côté absurde de la frontière. Le film débute par cette incroyable anecdote sur le tracé de la frontière calquée sur la forme de la pipe de Staline. Pourtant du côté lituanien, l’on raconte que ce sont les habitants eux-mêmes qui ont demandé leur rattachement à la Lituanie. Qu’en pensez-vous ?
D.M. : Malgré toutes ces situations comiques et absurdes, l’histoire est assez tragique. Les Biélorusses et les Lituaniens sont deux peuples qui ont vécu ensemble, dans le même pays depuis le moyen âge. Ils ont eu un pays indépendant, puis ils ont vécus dans la confédération avec la Pologne qui par la suite fut annexé par la Russie. Malgré ces turpitudes historiques, la question de la frontière ne s’est jamais posée.
Norviliskes est le centre de la paroisse. Les fidèles de l’église paroissiale sont du coup divisés de part et d’autre de la frontière, situation exaspérante pour les fidèles du côté Biélorusses qui sont ainsi coupés de leur paroisse d’origine. Il y a aussi le cimetière de Norviliskes. Les Biélorusses ne peuvent plus venir entretenir les tombes. Le drame, c’est que ce ne sont pas seulement les villages qui sont séparés, mais plus largement toute une culture, des hommes, des familles, des parents proches. Je ne pense pas que les habitants du côté lituanien aient demandé leur rattachement à la Lituanie. Le tracé de la frontière a été fixé sur les territoires des kolkhozes, quand la Lituanie et la Biélorussie faisaient partie de l’URSS.
KS : Vous ne filmez les habitants de l’enclave que du côté lituanien, on sent de votre part une véritable empathie pour ces gens. Le choix de ne filmer que de ce côté de la frontière s’est-il imposé à vous dès le début ?
D.M. : Au départ je voulais filmer des deux côtés de la frontière. Je voulais faire un film qui témoigne plutôt de la vie de la paroisse. Mais finalement nous n’avons pas eu l’autorisation de filmer la messe qui se déroule à travers la barrière, ni les événements qui pouvaient donner ainsi matière au film… Nous avons alors décidé de rester à Norviliskes et de ne filmer que du côté Lituanien. Ce n’était pas l’idée de départ mais aujourd’hui elle me satisfait pleinement.
Il y a clairement un conflit dans la situation actuelle de ce village. Une réalité dure, devant laquelle les habitants opposent une résistance. Cette résistance des villageois existe parce qu’ils y vivent, s’y expriment. Pourtant c’est un village figé, immobile. Rien ne se passe là-bas, rien ne change, sauf les changements de saisons et les gardes-frontières qui se remplacent l’un l’autre et restent dans une petite cabane frontalière au bout du village. Cette contradiction entre la réalité, la résistance et l’immobilité révèle non seulement un sentiment mais agit aussi sur la dramaturgie du film. Je voulais prendre une distance avec ces problèmes douloureux et ne pas montrer les choses directement. Je voulais créer une distance aussi avec la Biélorussie, qui se trouve de l’autre côté de la frontière, que l’on comprenne la frustration et l’attente des gens qui vivent à Norviliskes lorsque souvent leurs regards et leurs gestes se dirigent vers l’Autre Côté, vers cet endroit inaccessible, où vivent pourtant des membres de leurs familles, des amis de longue date. J’ai souhaité garder cette distance avec cet endroit à la fois si loin et si proche, car la distance laisse un espace à l’imagination. J’aime l’idée de laisser une place au fantasme d’un ailleurs. Je pense que laisser transparaître la situation politique de la Biélorussie au travers des détails du quotidien de Norviliskes permet de mieux comprendre l’absurdité et la tristesse de leur situation. Ces gens, qui vivent en Lituanie, parlent le Biélorusse, écoutent la radio Biélorusse et se souviennent ensemble du passé, lorsque l’Autre Côté n’existait pas, que l’unité du paysage symbolisait aussi l’unité de leur famille et d’un peuple. J’aimerais que l’on perçoive la Biélorussie comme un espace presque fantomatique. Comme un endroit dont on aperçoit les contours, la lumière, l’espace mais au travers du prisme du regard des autres, de ceux qui ne peuvent l’atteindre.
KS : A quelle étape de l’élaboration de votre documentaire avez-vous décidé de votre protagoniste principal ?
D.M. : Au deuxième ou troisième jour du tournage. On a commencé le premier jour en filmant les récoltes de pommes de terre. C’était un peu loin du sujet. Leakadia nous a conseillé d’aller voir Stanislaw, un homme qui habite juste à trente mètres de la frontière. On s’est vu une fois pendant les repérages. Stanislaw mène une vie solitaire, il n’était pas présent au village et je n’ai pas fait trop attention à lui. En fait, c’est quelqu’un qui a beaucoup de mal à communiquer avec les autres villageois. Même avec Edouard, son voisin, un autre protagoniste du film, qui vient de temps en temps le voir. Stanislaw passe le temps avec Edouard juste pour sortir un peu de sa solitude. Ses parents les plus proches se trouvent de l’Autre côté, il communique avec eux à travers la barrière, sinon Stanislaw doit faire un détour de trois cent kilomètres pour aller au village d’en face. C’est un personnage tragique.
KS : Au montage, votre film a-t-il beaucoup changé par rapport au scénario initial ?
D.M. : Oui, complètement. Le film a trouvé sa forme au montage. Et c’est grâce à Françoise Tourmen, ma monteuse, qui avait une approche différente de la mienne. Et avec ces différences mais aussi nos proximités de vues et la compréhension de l’ensemble, nous avons eu le film. Nous n’avons pu intégrer certaines choses. Par exemple, dans le scénario j’avais imaginé trois lignes narratives. La première, la vie quotidienne des habitants sous une forme tragi-comique. La deuxième, la vie autour du village et comment les habitants perçoivent le monde. Cette vie quotidienne, même si elle condamne les habitants à une triste immobilité, et le monde extérieur, qui parfois vient les retrouver, notamment avec le Festival « Be2gether », organisé par des associations culturelles lituaniennes et biélorusses, sans oublier les touristes qui viennent au château près du village… Le festival s’est arrêté l’année même où a eu lieu le tournage. On a filmé les touristes et le château, ce moment où un guide habillé comme un moine du Moyen-âge avec son groupe de touristes se sont approchés de la grille. Les touristes ont fait des photos de la frontière avec leurs téléphones portables. Le guide a raconté cette anecdote sur la pipe de Staline… Mais on n’a pas réussi à intégrer l’histoire des touristes et le château dans le film. Et enfin la troisième, la Biélorussie, qui se trouve de l’autre côté de la frontière.
KS : Le titre du film Les Oubliés de Norviliskes présage d’un point de vue assez pessimiste ?
D.M. : C’est assez vrai. Parce que pour l’instant rien ne semble bouger au sujet de la frontière. Les habitants de Norviliskes sont déjà âgés. Ils sont seulement dix ! Il n’y a pas des enfants dans ce village, ni hôpital, ni écoles, ni même des magasins, rien qui puisse adoucir la vie de cette petite communauté. Avec le temps, ce village va disparaître.
KS : Quel sort attend les villageois ?
D.M. : L’angoisse de l’attente de quelque chose, du jour où l’on retrouvera un paysage commun.
KS : Aviez-vous une idée précise de l’image avant votre rencontre avec votre chef opérateur Rimvydas Leipus ?
D.M. : Oui, le désir de filmer en longs plans fixes. Ceci afin de créer une certaine atmosphère et donner un rythme particulier au film. Je tenais à ce que le film ait une plastique affirmée. J’aime travailler l’image. Je pense qu’elles peuvent parler par elles-mêmes sans recourir à la parole.
KS : Comment avez-vous procédé avec Rimvydas Leipus ?
D.M. : Avant de commencer le tournage, nous avons fait les repérages ensemble. On a cherché des endroits où l’on pouvait mettre la caméra. J’aime beaucoup le regard de Rimvydas Leipus, je lui ai fait confiance. Il est important de laisser un espace de liberté à son chef-opérateur. Il n’a filmé que la troisième partie du film. Le reste, je l’ai filmé moi-même. Mais je ne crois pas que j’aurais pu commencer à tourner seul dès le début. C’était ma première collaboration avec un chef-opérateur et donc cette expérience m’a ouvert à des perspectives nouvelles. Le plus important c’est de chercher la lumière quand on utilise seulement des sources naturelles.
KS : Avez-vous utilisé systématiquement deux caméras ?
D.M. : Non, uniquement pour filmer les conversations. Ce choix correspond à ma volonté de bien poser les personnages dans leur espace, de les filmer souvent assis dans leurs maisons ou sur la terre, ou debout devant la grille de la frontière. Pour exprimer visuellement l’immobilité de ce lieu. Ce dispositif à deux caméras me semblait bien. Par ailleurs, il était difficile de filmer les conversations à travers la barrière avec une seule caméra. Par exemple, en allant avec la caméra d’un personnage à l’autre, nous aurions perdu des images, ce qui aurai posé des problèmes au montage pour construire les séquences. Sinon tout le reste a été filmé avec une seule caméra.
KS : La frontière entre la Lituanie et la Biélorussie est aussi la frontière entre l’Union européenne et la Russie, quelles ont été les réactions des autorités lituaniennes quand ils ont vu vos caméras sur ce territoire considéré comme problématique ?
D.M. : On a fait une démarche d’auprès des autorités lituaniennes. Il y a eu de petits soucis parce que je suis biélorusse et que la plupart des membres de l’équipe étaient aussi biélorusses. Mais comme il s’agissait d’une production française, nous avons eu les autorisations nécessaires. J’ai voulu qu’on voie dans le film les gardes-frontières et ils ont acceptés d’être filmés… Bien sûr nous étions surveillés par les moyens techniques mis en place à la frontière. Il devait y avoir des caméras cachées partout. Parfois les gardes-frontières venaient nous voir et pour rigoler nous racontaient où nous avions été la veille et ce que nous avions filmé. Nous avons pu filmer tout ce que nous voulions.
KS : La frontière agit comme un perturbateur artificiel sur la vie des habitants qui sont très proches de la nature, eux-mêmes ne voyant aucun mal à transgresser la frontière « illégalement » en allant cueillir des champignons par exemple. Y a-t-il un intérêt politique à maintenir cette frontière ?
D.M. : Bien sûr qu’il y a un intérêt politique ! C’est la frontière extrême de l’Union Européenne. Au-delà de cette limite commence une autre union, l’Eurasiatique, dominée par la Russie, cette frontière divise deux systèmes politiques et économiques.
Propos recueillis par Rita Bukauskaité