L’un des événements cinématographiques de l’année fut la présentation en catimini à la Maison de la Culture du Japon à Paris, le 10 octobre 2015, de la version intégrale non censurée du chef-d’œuvre underground de Shûji Terayama, L’Empereur Tomato-Ketchup.
A la suite d’un coup d’Etat, les enfants prennent le pouvoir. Le nouvel Empereur se nomme Tomato Ketchup en référence à son condiment préféré. L’Empereur Tomato Ketchup promulgue aussitôt une série d’articles de loi. Les adultes sont soumis à un régime de terreur. Les condamnations sont extrêmement lourdes pour ceux qui entravent la liberté sexuelle et d’expression des enfants. Professeurs, juges pour mineurs, fabricant de jouets, etc. sont ainsi traqués. Les maisons ayant abrité des fugitifs sont marquées d’un infamant X noir.
Disons-le d’emblée, la version intégrale et non censurée de L’Empereur Tomato-Ketchup est une bombe subversive! Cette version d’origine est un choc esthétique encore plus radicale que les versions courtes que nous connaissions jusqu’ici, comme si notre regard passait subitement d’un simple détail à l’intégralité d’un tableau colossal. Il se déploie alors devant nos yeux un paysage d’une majestueuse ampleur et d’une cohérence interne impeccable. Il immergeait des versions réduites des blocs bruts à la beauté sauvage, oublions-les pour nous concentrer sur l’intégralité de L’Empereur Tomato-Ketchup.
Le film s’ouvre sur le dessin stylisé d’un sexe d’homme en érection sur lequel le titre du film est inscrit. En off, des citations entre autres de Marx, du capitalisme et du plaisir. S’enchaînent les différents articles de loi régissant désormais les adultes. Ce basculement vers un nouveau monde correspond à une inversion des rapports de forces, dominant/dominé. Terayama développait tout au long du film des thématiques qui puisent tout autant dans la situation politique et sociale du Japon de l’après-guerre que dans son univers poétique.
Pour saisir L’Empereur Tomato-Ketchup un rapide détour par la vie de Shûji Terayama est nécessaire. Né en 1935 à Hirosaki dans le nord de l’archipel. Son père est officier de police et un alcoolique notoire. A l’entrée en Guerre du Japon, son père est mobilisé. Seul avec sa mère, ils survivent comme ils peuvent, les temps sont durs. D’intenses bombardements frappent la ville et autour de la maison de Terayama tout est détruit. Ses voisins et amis sont morts, c’est un paysage de désolations et de cadavres que découvre le petit garçon. Le 15 août 1945, comme ses compatriotes, les Terayama, écoutent l’Empereur du Japon, Hirohito, annoncer à la radio la capitulation du Japon. La capitulation du Japon est un séisme. Le retour du père de Terayama se fait attendre. Les Américains installent des bases militaires au Japon. Un jour, une lettre annonce aux Terayama, la mort de son père en Indonésie. Éperdue de douleur et n’entrevoyant plus aucun futur possible, la mère de Terayama tente d’entraîner le petit garçon dans le suicide. Elle se taillade les veines, mais le petit refuse. Elle survit à ses blessures. La misère frappe le foyer. Elle trouve un travail de ménage dans la base militaire américaine installée dans la région, ce qui est très mal vu du reste de la population tant la haine envers les américains est importante. Les soldats américains ont le droit de circuler comme bon leur semble contrairement aux japonais qui ne peuvent s’approcher des bases militaires et de surcroît y entrer sauf le petit personnel pour les travaux d’entretien ou comme serveuses au restaurant. Ce personnel est quasi-intégralement composé de femmes, veuves pour la plupart. Des liens se créent entre elles et des soldats. Sa mère tombe amoureuse d’un soldat et disparaît du jour au lendemain en l’abandonnant. Il est recueilli par un oncle qui tient un cinéma. Shûji Terayama rapportera que son oncle lui avait installé une petite chambre derrière l’écran de cinéma. Ainsi, Terayama va découvrir le monde, le cinéma de manière inversé, le mur de sa chambre étant celui des ombres des films projetés. Son oncle organise en parallèle des projections, des spectacles de cirque de petites troupes itinérantes. Spectacles où l’on trouve pêle-mêle des acrobates, jongleurs et des monstres de foire. Terayama est impressionné par ses artistes monstrueux que la société rejete. Il en gardera une grande sympathie pour tous ces « freaks » et qui plus tard peupleront « positivement » son œuvre. Terayama réussit sa scolarité et entre à l’université. Il s’y passionne pour la boxe, mais une virulente néphrite le condamne au lit. Et c’est trois longues années qu’il passe à l’hôpital. Il en profite pour dévorer des centaines de livres. Il découvre la grande littérature russe et française. Les Chants de Maldoror de Lautréamont le bouleverse et le marque profondément. Durant cette période, il se met à écrire, des pièces, des poèmes… Terayama guérie quitte sa région natale pour Tokyo. Dans l’effervescence artistique en ce début des années 60, il nage comme un poisson dans l’eau. Terayama fonde une compagnie de théâtre d’avant-garde, la Tenjô Sajiki. Il rejette le théâtre traditionnel et propose des happenings, du théâtre de rue et s’inscrit dans un autre rapport à la création. Sa pièce radiophonique contre le traité de sécurité nippo-américain fait scandale et est aussitôt censurée. Terayama s’oppose à tout ce qui oppresse l’individu ; antitotalitaire, il s’élève contre le pouvoir. Sa mère réapparue dans sa vie le harcèle. Les rapports à la mère constituent l’autre versant de son œuvre.
Tous ses éléments se retrouvent dans L’Empereur Tomato-Ketchup et en constituent l’épine dorsale. Le film est une violente charge provocatrice contre tous les tabous et la société japonaise. L’Empereur-enfant n’a qu’un but – la libération totale du monde de l’enfance des carcans imposés par la société. Les enfants revendiquent la liberté d’agir et de vivre sans le poids des adultes. Cette revendication passe aussi par la reconnaissance de la sexualité des préadolescents. Les pères ont disparus dans les spasmes de la guerre, ne restent que les mères. Une relation épistolaire lie encore l’enfant-soldat et sa mère cloîtrée. Mais le fossé entre les deux est bien trop grand. Tandis que l’enfant se libère de ses chaînes, sa mère tente de l’emprisonner à nouveau, et en appelle à la résistance et au combat via une émission radio clandestine. Ils sont définitivement irréconciliables. Mais les démons entourent l’Empereur. Entraîné dans une chambre par trois geishas-démons, il est plongé dans les plaisirs d’une orgie. La reine-mère s’offrant totalement à lui. Séquence sidérante et transgressive radicale faisant de L’Empereur Tomato-Ketchup un film totalement irrécupérable par le système.
Dans ce contexte de démolition en règle d’un mode de vie, la séquence des deux hommes en uniformes militaires, l’un en général nazi, l’autre dans le blanc immaculé de L’Empereur du Japon, n’est pas en reste. Accoutrement grotesque, ils ne portent que le haut, ils jouent à Pierre-papier-ciseaux. Jeu sans fin, ou quand l’un prend l’ascendant sur l’autre, celle-ci reprend du poil de la bête et réagit. Le gagnant l’espace de quelques secondes torture l’autre et ainsi de suite, dans une spirale sans fin.
Ils se déchirent sur les ruines d’un Japon meurtri tandis que les Japonais, spectateurs silencieux, derrière une baie vitrée, assistent impuissants à la comédie du pouvoir. Le lieu est à l’exact opposé de l’image promue par le Japon, la deuxième puissance économique mondiale, de début des années 70. Derrière l’apparence high-tech se cache le refoulement d’un passé proche qui est là sur les ruines d’une société de laissés-pour-compte. Usant d’une esthétique de la surexposition tout au long de L’Empereur Tomato-Ketchup jusqu’à faire disparaître ses personnages dans la blancheur de l’écran, comme des fantômes de la liberté, Terayama termine cette œuvre tranchante sur un long écran noir comme une lame de rasoir.
Monumental scandale, L’Empereur Tomato-Ketchup est aussitôt interdit. Terayama réduit le film de 72 minutes à 28 minutes. Cette version est un grand succès aux festivals, ce qui n’empêche toutefois pas certains sélectionneurs d’exiger des coupes réduisant encore le métrage. Terayama extrait le passage du film de L’Empereur et de l’officier nazi pour en faire un court-métrage à part entière sous le titre de JankenSensô (parfois exploité sous le titre de L’Empereur jus de tomate) d’une durée de 11 minutes. En 1996, 13 ans après la disparition de Shûji Terayama, la version intégrale et non censurée de L’Empereur Tomato-Ketchup est restaurée. Oeuvre fondamentale du cinéma de Shûji Terayama, L’Empereur Tomato-Ketchup reste, par ailleurs, l’un des rares exemples de surréalisme dans le cinéma japonais.
Fernand Garcia
L’Empereur Tomato-Ketchup (Tomato Kecchappu Kôtei) un film de Shûji Terayama, avec Goro Abashiri, Tarô Apollo, Shiro Demaemochi, Mitsufumi Hashimoto, Maya Kaba, Keiko Niitaka, Masako Ono, Salvador Tari. Scénario : Shûji Terayama. Prise de vue : Hajime Sawatari. Montage : Takase Usoui, Yao Matsuzawa, Shûji Terayama. Musique : J.A. Seazer, Shûji Terayama. Producteur : Michi Tanaka. Production : Théâtre expérimental Tenjö-Sjiki. Japon. 1971. Noir et blanc. 16mm. Format image : 1.37 :1. Durée version intégrale : 72 mn. Sélection (version courte) Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 1972. Programmation Collectif Jeune Cinéma, Festival des Cinémas Différents à La Maison de la culture du Japon à Paris, Octobre 2015.