Le générique est tatoué sur un corps, c’est beau et sensuel. Sur le plan large, nous découvrons ce corps étendu sur le sol, la tête éclatée dans le caniveau baignant dans une mare de sang. L’effet est brutal. Comme tous les matins, la circulation est intense. Les voitures passent à vive allure sans accorder la moindre attention au cadavre. Nous somme à Manille en bordure d’un immense bidonville, les morts violentes sont monnaie courante. Un cadavre de plus ou de moins, quelle importance, tout le monde s’en fout.
Dans le bidonville, on vit intensément chaque instant comme le dernier d’une journée, dont on ne connaît pas la fin. Le rythme est au diapason de ceux du cœur et du sang qui circule dans les veines. Les histoires se font et se défont aussi rapidement qu’elles ont pris naissance au lever du soleil.
Lui est un Criminel, il travaille pour une ordure, le Parrain local. Un matin, il récupère la femme de son boss, une pute, dans les bras d’une autre ordure. D’un regard, ils tombent amoureux l’un de l’autre. Le Criminel est chamboulé. La violence des sentiments dépasse celle du quotidien. Chaque instant passé l’un à côté de l’autre les rapproche un peu plus. Elle est libre et dans cet univers en putréfaction, elle est comme un rayon de lumière. Le Criminel entrevoit pour la première fois de sa vie autre chose que la crasse qui l’entoure. Il s’affranchie de l’autorité du Parrain. La nuit dans le cabaret du Parrain se succède de sordides bacchanales, où au milieu des partouzeurs, La Pute se love, offerte mais inaccessible. Tandis qu’à l’extérieur se déroule des rites religieux pour une population dont la vie se limite à une terreur permanente. C’est dans la lueur du crépuscule, qui s’infiltre dans une sordide pièce, que la Pute s’abandonne dans les bras du Criminel. Leur amour est intense. Les yeux de la Pute se perdent dans l’infini, un filet de sperme coule de sa joue. La lumière qui irradie le couple ne sera que de courte durée, les ténèbres se profilent déjà à l’horizon, leur fuite hors du bidonville ne sera qu’une parenthèse. Blessé dans son honneur, le Parrain ordonne l’exécution des amants.
Film musical, ballet des corps et symphonie de néon et de lumière, Ruined Heart est un poème d’une beauté vénéneuse. Ce drame shakespearien aux dialogues réduits à quelques phrases perdues prend aux tripes. Sur un rythme lancinant de morceaux musicaux de Stéréo Total cette relation condamnée d’avance est aussi vertigineuse que le sentiment amoureux qui submerge le couple. Du sordide et de la fange s’élèvent les plus belles fleurs. Le film en est l’éclatante démonstration. De Khavn, son réalisateur, nous ne connaissons rien, auteur complet de son film, il est quasiment à tous les postes. De ses 45 longs-métrages nous n’en connaissons aucun. Une telle réussite formelle attise notre curiosité pour son œuvre. Les acteurs, corps libres et meurtris, ont la beauté de leurs sentiments exacerbés. La photographie époustouflante de Christopher Doyle, jouant sur une admirable composition d’image et d’une grande maîtrise dans l’utilisation d’objectifs issus de toute sorte de caméras numériques, est d’une modernité renversante. Ruined Heart est une tragédie antique aux sonorités de la plus belle des modernités.
Fernand Garcia
Ruined Heart : Another Lovestory Between a Criminal & a Whore est édité par Blaq Out dans une superbe édition combo DVD/Blu-ray avec en compléments Ceci n’est pas un Making-of, Ceci n’est pas une Première, Pusong Wazak (2012, 14mn) le court-métrage à l’origine du film, Clip Scott Matthew – Ruined Heart (Mural), Clip Stereo Total – Doctor Love, Clip Bing Austria & The Flippin’ Soul Stompers – Ruined Heart (Rocksteady) et la Bande-annonce du film.
Ruined Heart : Another Lovestory Between a Criminal & a Whore, un film de Khavn avec Tadanobu Asano, Nathalia Acevedo, Elena Kazan, Vim Nadera. Scénario : Khavn. Directeur de la photographie : Christopher Boyle. Musique : Stéréo Total – Khavn. Montage : Carlo Francisco Manatad. Producteur : Khavn – Stephen holl – Achinette Villamor. Production : Kamias Road, Rapid Eye Movies. Philippines – Allemagne. 2014. 73 mn. Couleur. 5.1. Sélection MondoVision, L’Etrange Festival 2015.