Série Noire ou : Quand le sordide devient la norme
I – Du roman et son auteur à Corneau et son acteur
Après ses premiers films qui marquaient déjà un lien étroit avec diverses œuvres d’auteurs de grands « thrillers » comme Lang, Hitchcock, Siegel, Hawks, Eastwood ou encore Melville et Clouzot, avec son quatrième film de genre, Alain Corneau, épaulé par le romancier Georges Perec, s’est offert l’adaptation d’un roman noir de Jim Thompson, l’un des meilleurs écrivains américains, pour nous offrir un film d’une éblouissante facture plus noir encore. Parfaitement maître de son sujet et de sa mise en scène, Corneau nous livre avec Série Noire, un violent et sombre portrait de la misère sociale de l’époque et de ses effets dévastateurs sur les individus qui la composent. L’intense et extraordinaire interprétation qu’y effectue l’inégalable Patrick Dewaere contribuera pour beaucoup à donner au film son statut de Chef-d’oeuvre. Un conte de « faits » sans concession, cynique et dérangeant. Mythique.
Franck Poupart (Patrick Dewaere), minable représentant de commerce, traîne sa misérable existence dans une banlieue parisienne triste et morose. Le soir, il retrouve sa femme Jeanne (Myriam Boyer) qu’il n’aime plus et avec qui il s’ennuie. Un jour, son laborieux travail de porte-à-porte lui fait rencontrer une vieille femme qui lui propose les faveurs de sa nièce Mona (Marie Trintignant), une adolescente mutique de 17 ans, contre une robe de chambre molletonnée. Poupart refuse de profiter de la situation mais tombe amoureux de la jeune fille qu’il reverra. Elle lui parle de l’argent que cache sa tante et lui propose de la supprimer pour la voler. Animés par le même but, fuir leur morne quotidien, ils vont se retrouver tous les deux piégés par leurs choix et l’irréversibilité de leurs propres actes.
C’est l’histoire d’un mec, un « pauvre type » ordinaire, qui devient l’auteur d’un fait-divers crapuleux. Série Noire est un drame « banlieusard » qui suit le destin tragique d’un homme perdu d’avance dont tous les efforts pour tenter d’échapper à une vie misérable vont le perdre d’avantage. Le monde cruel et triste dans lequel évolue Franck Poupart est à l’image de son existence. Il rencontre Mona, une jeune fille que sa sorcière de tante oblige à se prostituer pour rien. Résignée, celle-ci obéit à sa tante avec une indifférence et une insensibilité totales. Bienvenue en enfer ! Dans cet univers glauque où le sordide est devenu la norme, l’ambiance ne peut être que morose. Alors l' »amour » pourra-t-il les aider à s’en sortir ?…
Le spectateur assiste, impuissant, à la montée progressive de la folie dans le cerveau malade de ce représentant de commerce psychotique et névrosé. Sa déchéance psychologique et sociale finira dans un délire paranoïaque total.
Avec Série Noire, Alain Corneau, cinéphile passionné par le thriller, insuffle un nouveau réalisme social au polar français. Tout comme peut l’être Bertrand Tavernier ou comme l’était également Jean-Pierre Melville, Corneau est fasciné par la mythologie américaine, ses cultures et son cinéma. Pour l’adaptation du roman Des cliques et des cloaques / Une femme d’enfer (A Hell of a woman) de Jim Thompson, l’un des maîtres du polar U.S., c’est en toute logique que le réalisateur va s’adjoindre les services d’un romancier, lui aussi, fou de l’Amérique : Georges Perec.
L’histoire relate une trajectoire de vie typique des personnages de romans de Thompson dont l’œuvre est d’une violence et d’une douleur inimaginable. L’auteur est surtout connu en France pour ses polars édités dans la célèbre collection Série Noire, créée par Marcel Duhamel, à laquelle fait bien évidemment référence le titre du film mais aussi son affiche sur laquelle les lettres jaunes du titre, caractéristiques de la série, viennent contraster son fond noir. En tout état de cause, nous pouvons donc nous attendre avec ce film à un dénouement fatal sans échappatoire possible.
Egalement « littéraire » par son adaptation et ses dialogues magistraux signés Georges Pérec (drôles et percutants, ses dialogues contrastent avec le ton du film et dérangent), Série Noire est né de la rencontre savamment orchestrée par Corneau, de ces deux univers et de ces deux langages.
Corneau était obsédé à l’idée d’adapter Jim Thompson à l’écran non seulement pour la qualité et l’originalité de ses romans mais aussi pour la personnalité atypique de l’écrivain. Thompson a été entre autre : Journaliste dérangeant ; Adhérent au Parti Communiste américain mais peu disposé à fermer les yeux sur les crimes de Staline ; Sur la liste noire du Maccarthysme ; Alcoolique ;… En poussant plus loin l’ambiguïté et la complexité des troubles psychologiques de ses personnages, tout en se gardant toujours de les juger, Thompson a orienté le roman noir vers la perte et la quête d’identité des personnages (des individus) et a ainsi ouvert la voie à toute une nouvelle génération d’auteurs. Toujours avec un humour noir sans pareil, Il est allé très loin dans la désintégration de l’individu, dans l’éclatement de la psychologie et l’analyse sociale.
Il a également connu des rapports houleux avec Hollywood. Il a participé au scénario de plusieurs films de Stanley Kubrick, L’Ultime razzia (The Killing, photo ci-dessous, 1956) ou encore Les Sentiers de la gloire (Paths of Glory, 1957) avant de prendre ses distances avec lui pour « divergence morale » à partir de 2001 : l’odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey, 1968) puis ensuite au sujet de Orange Mécanique (A Clockwork Orange, 1971). En effet, pour Thompson, la violence et les laissés-pour-compte de la société ne peuvent connaître la rédemption. Pour lui, contrairement à ce que pense Kubrick ou Scorsese, la violence n’est ni constitutive, ni nécessaire à l’homme. Inutile et inexcusable, elle est juste destructrice pour ceux qui la subissent comme pour ceux qui la commettent. La violence n’est pas salvatrice.
Quelques temps auparavant, Corneau avait travaillé quelques mois avec lui aux Etats-Unis sur l’adaptation d’un autre de ses romans, 1275 âmes, sans que cela ne se concrétise. C’est finalement Bertrand Tavernier qui, par la suite, adaptera ce dernier sous le titre Coup de torchon (1981) avec Philippe Noiret, Isabelle Huppert et Jean-Pierre Marielle. Parmi les adaptations de l’auteur on a également pu voir Guet-apens (The Getaway, 1972) de Sam Peckinpah avec Steve McQueen et Ali MacGraw, ou encore Les Arnaqueurs (The Grifters, 1990) de Stephen Frears avec Angelica Huston, John Cusack et Annette Bening. Mais Série Noire reste probablement encore aujourd’hui la meilleure transposition à l’écran de l’univers noir et pessimiste de son auteur.
Fidèles à l’esprit de l’auteur, Alain Corneau et Georges Perec ont adapté le roman de Thompson en le transposant dans l’univers sinistre de la banlieue parisienne. Pour ce faire, ils ont d’abord gommé toute la mécanique policière traditionnelle du roman afin de ne garder que le personnage principal. Puis, ils ont enraciné les personnages dans un contexte français et enfin, ils les ont fait parler. L’excellente scène d’ouverture du film qui présente le personnage de Franck et annonce l’atmosphère du film est un remarquable moment de cinéma et montre qu’ils ont su parfaitement restituer la noirceur et la folie de l’univers de Thompson. Tout y est déprimant et témoigne d’une désolation profonde : les terrains vagues boueux, la grisaille, la pluie, les pavillons insalubres et fissurés (à l’image de ceux qui y habitent), les constructions fantômes d’une nouvelle ville, d’une nouvelle vie, menaçant à l’horizon,… Il y a déjà bien longtemps qu’ici plus rien ne fleurit et que les rêves et les espoirs se sont perdus. Le Monde n’est plus qu’un no man’s land lugubre dans lequel se débat Poupart, mythomane paumé, multipliant les erreurs et incapable d’arrêter la machine infernale qu’il a mis en marche.
Le spectateur erre dans un cauchemar poisseux peuplé de personnages médiocres et veules qui témoignent de la déliquescence de la société. Dominés par leur environnement quotidien, les personnages semblent résignés ou étrangers au monde qui les entoure. Pour échapper à leur condition sociale, soit ils ont baissé les bras, soit ils sont, comme Franck Poupart, prisonniers de leurs rêves, de leurs désirs de vivre ailleurs, d’être quelqu’un d’autre.
Ici, le héros n’en est pas un. Patrick Dewaere incarne avec ce personnage de représentant de commerce à la petite semaine, un antihéros malheureux, incontrôlable et imprévisible. Englué dans son morne quotidien, il est complètement paumé. Brutal, malhonnête, mythomane, méchant, sarcastique, Franck Poupart n’a pas grand-chose pour lui. On peut le définir comme quelqu’un d’antipathique et ambigu. Il n’aime plus sa femme (l’a-t-il déjà aimée ?). Il n’aime pas sa vie. C’est un écorché.
Même s’il parle beaucoup, c’est en fait pour ne rien dire. Il parle mais ne s’exprime pas, ne communique pas. Il extériorise sa rage contenue et ne s’exprime qu’en se faisant violence. Lorsqu’il s’en prend à son intégrité physique, il traduit en fait l’incommunicabilité de son mal-être pour lequel, ne comprenant pas ses maux, il ne trouve les mots. Chargé d’argot, d’expressions toutes faites, de jeu de mots et autres contrepèteries, le langage parlé vient ici appuyer les troubles psychologiques du personnage et traduire son aliénation. Les dérives sémantiques de Poupart sont incontrôlées et involontaires. Comme ses actes. Ses faits et gestes mais aussi donc son discours le conditionnent et l’animent à son insu. Il est comme possédé par un autre, par une force qui le dépasse et le contrôle.
Sa rencontre avec Mona va le faire réagir et agir, mais mal. Frustré par sa condition sociale qu’il refuse d’accepter, motivé par l’appât du gain et animé par son indomptable personnalité, il va vouloir conjurer le sort du destin et choisir sa vie. Prédestiné au malheur il tente d’y échapper par tous les moyens mais tout ce qu’il fait aggrave sa situation. Ses choix et ses actes, stupides et irresponsables, vont le conduire au pire et le perdre. Il voudrait devenir acteur de sa vie pour ne plus la subir, mais en restera le spectateur, la victime.
On observe donc Franck se débattre en vain comme un insecte sur le dos. Il provoque et détermine son propre avenir (sans horizon) par les choix irréversibles de ses actes qui l’enferment et le précipitent vers son noir destin. Prisonnier d’un engrenage fatal, comme un rat de laboratoire, il se perd dans le labyrinthe qu’il construit lui-même. Il provoque ce qui lui arrive sans en avoir conscience. C’est un inconscient. Une fois le point de non-retour passé, il s’enfonce et sombre inexorablement. Il est perdu.
Poupart est aliéné par le monde qui l’entoure mais dans le même temps, sa personnalité marginale aliène et stigmatise la société dans laquelle il se trouve. Alors, est-il coupable ou victime ? Est-il responsable de ses actes ? Est-il une victime de la société ou coupable de la tirer vers le bas ? Est-il « Le dernier des salauds » ou « Le premier des pauvres types » ? A moins qu’il ne soit les deux !…
Le personnage de Franck Poupart est un rôle à la démesure du comédien sans qui, du propre aveu du réalisateur, le film n’existerait pas. Présent à l’écran du début à la fin du film, Patrick Dewaere donne tout jusqu’à l’excès et confirme (une fois encore) l’étendue de son extraordinaire talent. Véritable homme-orchestre, il joue une partition dont il est à la fois l’auteur, le compositeur et l’instrument. Il est tout simplement prodigieux. Sa sidérante prestation démultiplie non seulement le côté tragique du film mais aussi son humour noir. Sa gestuelle, sa diction, son énergie et son intensité donnent des éclats sublimes à la folie du personnage et imposent sa présence. Il faut voir son regard halluciné pour le croire. Il crève l’écran dans ce rôle qu’il a pris à bras-le-corps et qui contribuera pour beaucoup à la création de son mythe. Il s’est beaucoup investit dans ce rôle et est allé très loin sur le tournage. Notamment avec cette scène mémorable, où il se cogne plusieurs fois la tête avant de se jeter carrément la tête la première contre le capot de sa voiture dans le terrain vague, qu’il a joué sans protection en insistant, en plus, pour le faire les mains dans les poches. Sa présence et son jeu démesuré semblent éclipser la mise en scène pourtant parfaite du réalisateur. Bien que l’acteur suive le scénario et les dialogues à la virgule près, l’intensité et le naturel de son jeu, appuyés par la liberté de mouvement que lui offre la mise en scène efficace de Corneau, donnent une impression d’improvisation dans le texte. Dewaere ne prémédite pas ce qu’il va faire sur le tournage d’une scène. Il improvise son jeu et surprend sans cesse. Si tant est qu’il « joue » ! Car Dewaere vit son rôle plus qu’il ne l’interprète. Son interprétation est viscérale. Il est habité par le personnage. Il est Franck Poupart.
Notons au passage que la motivation principale de l’interdiction aux moins de 18 ans du film lors de sa sortie en salle en 1979 relevait plus de la nature dérangée et dérangeante du personnage de Franck Poupart que de la violence des crimes elle-même…
Face à lui, les autres comédiens ne sont pas en reste. Les personnages secondaires, tous des minables flamboyants, sont servis par de superbes et grands comédiens.
Mona est une jeune fille à la beauté triste et intrigante. Victime innocente de la société qui va faire d’elle un monstre. Elle aussi est perdue. Elle n’a plus aucune notion de morale. Résignée, elle accepte sa condition. Pour ses (grands) débuts au cinéma, avec sa moue boudeuse, son regard noir pénétrant et sa grâce naturelle, la « petite » Marie Trintignant, graine de femme fatale dont elle représente ici l’image mythologique, incarne parfaitement le personnage difficile de Mona. Le caractère réservé et mutique du personnage est assez proche de celui de la comédienne à l’époque. Son ingénuité apparente laisse deviner une profonde sensibilité intérieure. Elle fait parfaitement sentir la volonté désespérée qui anime son personnage avec une présence impressionnante. Le couple qu’elle forme à l’écran avec Patrick Dewaere s’impose avec une force peu commune.
Myriam Boyer est émouvante dans le rôle difficile de Jeanne, la femme de Poupart, qui, elle aussi subit sa condition et son mari sans réagir. Elle s’est laissée aller et est devenue ce que l’on appelle communément : une « souillon ». On reverra beaucoup cette grande actrice par la suite dans les films de grands cinéastes comme Claude Berri, Claude Sautet, Claude Lelouch, et surtout Bertrand Blier. Elle tournera à nouveau sous la direction d’Alain Corneau en 1991 dans Tous les matins du monde.
Jeanne Herviale est époustouflante dans le rôle ignoble de la monstrueuse vieille tante qui prostitue sa nièce. On ne peut que la détester tant elle est inhumaine.
Staplin, l’odieux patron de Poupart, magnifiquement interprété par un Bernard Blier visqueux à souhait, passe son temps à menacer ce dernier. Lui non plus n’agit pas. La scène de chantage, aussi jouissive qu’ignoble, met face à face les deux personnages et marque la rencontre entre ces deux grands acteurs de générations différentes qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de se croiser sur un plateau de tournage.
Mais, indirectement, ils se connaissaient déjà, évidemment par leur travail respectif, mais aussi par l’intermédiaire d’une « connaissance » commune, le réalisateur Bertrand Blier, qui n’est autre que le fils de l’acteur Bernard Blier, et qui, à l’époque de Série Noire, a déjà dirigé Patrick Dewaere dans Les Valseuses (1974) et Préparez vos mouchoirs (1978) et le retrouvera à nouveau par la suite pour Beau-Père (1981).
Victimes du mépris, des carcans sociaux, des rapports de force ou encore de l’argent, les personnages du film portent tous en eux les contradictions du monde qui les entoure. C’est la vie qui les bâillonne, les rend incapable de s’exprimer, de s’accomplir, de s’épanouir. Les personnages et leurs vies témoignent du dangereux dysfonctionnement de notre société.
Steve Le Nedelec
A lire la 2ème partie : Série noire (II) Des thématiques aux choix techniques
Une réflexion au sujet de « Série Noire (I) – Alain Corneau »
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