Véritable Chef-d’œuvre méconnu du cinéma d’aventure, Sorcerer, sorti en France en 1978 sous le titre Le Convoi de la peur faisant référence au classique d’Henri-Georges Clouzot Le Salaire de la peur (1953) dont il s’inspire, est complètement passé inaperçu sur les écrans à l’époque.
Sorcerer n’est pas un remake du film de Clouzot mais une nouvelle adaptation métaphysique du roman éponyme de Georges Arnaud publié en 1950 qui développe une approche différente de celle de Clouzot. Échec à la fois critique et commercial lors de sa sortie, aussi bien aux États-Unis que partout dans le monde, Sorcerer, en dépit de son aura de « film maudit », reste incontestablement, aujourd’hui encore, l’une des œuvres, si ce n’est l’œuvre, la plus incontournable et la plus maîtrisée de son auteur.
I – Sorcerer : Le film et son auteur
Issus d’horizons différents, quatre hommes en fuite s’exilent de leurs pays respectifs et se retrouvent réunis par le hasard dans le même bidonville sordide d’Amérique du Sud. Pour se sortir de cet enfer sur terre, ils vont devoir s’unir pour effectuer une mission dangereuse.
Victor Manzon/Serrano (Bruno Cremer) est un homme d’affaire français qui se retrouve obligé de quitter le pays suite à une fraude bancaire. Jackie Scanlon/Juan Dominguez (Roy Scheider) est le chauffeur d’un gang de truands dans le New Jersey. Poursuivi par ses commanditaires suite au braquage d’une église qui a mal tourné, il est forcé de fuir. Kassem/Martinez (Amidou), terroriste palestinien, doit échapper à la police israélienne suite à un attentat à Jérusalem. Nilo (Francisco Rabal), quant à lui, est un tueur à gage mexicain dont la présence dans le village reste mystérieuse. Les quatre hommes se retrouvent alors exilés au fin fond de l’Amérique du Sud où, sans le moindre dollar en poche, ils travaillent pour une raffinerie de pétrole, seul employeur local. L’explosion d’un puits de pétrole sera l’opportunité pour eux d’accomplir une mission qui devra leur permettre de gagner beaucoup d’argent et de sortir enfin de ce trou, de cette prison naturelle à ciel ouvert. Ensemble, au volant de deux vieux camions, ils vont devoir transporter des caisses de nitroglycérine à travers plus de trois cents kilomètres de jungle. Ce convoi de l’extrême sera pour ces hommes un voyage au bout d’eux-mêmes. A la fois une lutte contre la nature toute puissante et contre la fatalité du destin.
Né à Chicago dans l’Illinois en 1939, William Friedkin (réalisateur, scénariste, producteur et interprète) débute sa carrière à la télévision à la fin des années 50 où il réalise de nombreuses émissions avant de se spécialiser dans les documentaires dans les années 60. En 1967, il réalise son premier long métrage, Good Times, une comédie musicale avec Sonny et Cher. Puis, il adaptera des pièces de théâtre à succès au cinéma. C’est en 1971, avec le succès de son excellent et incontournable polar French Connection pour lequel il obtiendra l’Oscar du meilleur réalisateur que Friedkin se verra propulsé sur le devant de la scène. Suite à ce succès, il disposera de moyens considérables pour réaliser son film suivant, un film d’épouvante qui, en plus de relancer le genre, sera un succès mondial et deviendra un classique : L’Exorciste (1973). Ce dernier s’imposera comme un convaincant documentaire réaliste sur un phénomène surnaturel inexplicable et effraiera les publics du monde entier. Le travail qu’effectue le réalisateur sur ses films renouvelle l’esthétique du moment, insuffle un nouveau souffle au cinéma américain et permet de le repenser entièrement. Avec une mise en scène effectuée caméra à l’épaule dans un style documentariste, Friedkin réinvente les codes du cinéma et pose les bases d’un nouveau réalisme devenu une référence incontournable aujourd’hui encore. Au fil de ses films, brouillant les frontières entre le bien et le mal avec une exigence formelle originale mêlant subtilement une précision documentaire au service de visions hallucinées et hallucinantes, Friedkin a construit une œuvre qui n’a cessé d’insuffler le doute et l’intranquillité aussi bien à l’écran que chez le spectateur. Sa manière personnelle et originale de mêler l’expérimental et le monumental, l’abstraction et le spectaculaire, fait de son cinéma une expérience unique, radicale et remarquable.
Véritable Golden Boy transformant tout ce qu’il touche en or, Friedkin est devenu, aux côtés de ses amis et confrères Francis Ford Coppola, Brian De Palma, Martin Scorsese ou encore Michael Cimino l’une des figures incontournables de ce que l’on a rétrospectivement appelé en France « Le Nouvel Hollywood ». Tout lui semble possible et autorisé. Il est alors persuadé qu’il peut tout faire et tout se permettre. C’est dans ce contexte idéal et confortable que le réalisateur décide de se mettre en danger en s’engageant sur son prochain projet. Auteur d’une œuvre indubitablement moderne, froide et violente, Friedkin, avec Sorcerer, continue de développer les thématiques qui le hantent tout en s’attaquant à un genre de film différent. Pour lui, ses précédents films n’ont été qu’une préparation à Sorcerer qu’il considère à l’époque comme son plus grand projet et aujourd’hui encore, en dépit des tumultes de la production, du tournage et de son destin, comme son plus grand film.
Après avoir révolutionné le cinéma policier et le cinéma fantastique, le réalisateur se lance donc avec Sorcerer dans le cinéma d’aventure tout en continuant de développer les thématiques qui lui sont chères : Le combat du bien et du mal; la fatalité du destin; l’ambiguïté de la psychologie des hommes; la quête existentielle; les destins brisés; les névroses obsessionnelles et la paranoïa, ou encore les peurs irrationnelles. Film d’aventure rude et métaphysique au suspense implacable, métaphore de la condition humaine, la quête existentielle à laquelle nous convie Sorcerer s’inspire autant du film de Clouzot qui réunissait Yves Montand et Charles Vanel que de l’un des films préférés de William Friedkin, Le Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948) de John Huston avec Humphrey Bogart. Vivre ou mourir ? Les châtiments éternels ou la rédemption ? Survivre mais à quel prix ? Autant de questions toujours présentent dans le cinéma de Friedkin. L’explosion, l’autodestruction et la folie guettent. Comme dans Le Trésor de la Sierra Madre, Sorcerer explore la limite fragile qui sépare le bien et le mal en chacun de nous et développe un point de vue remarquable sur les dégâts que peut provoquer l’avidité.
Pour développer son scénario, à la recherche de détails sur l’Amérique Latine susceptibles d’étoffer le réalisme du film, William Friedkin s’est adjoint les précieux services de Walon Green, scénariste entre autre de La Horde Sauvage (The Wild Bunch, 1969) de Sam Peckinpah, qui y a travaillé et vécu avant de devenir scénariste. Au final, le film décrit parfaitement la réalité que connaît à l’époque l’Amérique du sud avec la présence des oligarques étrangers qui détiennent et exploitent ces pays et ses habitants. L’atmosphère moite et poisseuse qui règne, parfaitement retranscrite par la mise en scène et le sens du détail méticuleux de Friedkin, est saisissante de vérité. La forme documentariste originale qu’utilise ici le réalisateur est encore plus poussée que dans ses oeuvres précédentes. Plus réaliste que Le Salaire de la peur, Sorcerer est ancré dans une esthétique caractéristique de ses précédents films, caractéristique de son univers, caractéristique de son œuvre. Inspirée par cette nature hostile, démesurée, sublime et envoûtante, la mise en scène de Friedkin atteint des sommets. Elle traduit parfaitement l’atmosphère étouffante et menaçante de la jungle qui encercle le village maudit. Rarement la souffrance, la peur ou encore l’épuisement, tant moral que psychologique, n’ont été aussi bien retranscrit à l’écran. Les visages sont marqués, creusés, blafards et filmés en gros plans. L’intensité que dégage le film est extraordinaire.
Le réalisateur et son scénariste vont baser leur histoire sur le poids terrible de la fatalité écrasante du destin et développer ensemble des éléments essentiels au film qui sont aussi bien absents du roman d’Arnaud que du film de Clouzot.
Comme toujours chez Friedkin qui ne croît pas aux héros, ses personnages sont des hommes brisés par la vie. Ils ne partagent que leur même volonté de survivre face aux affres du destin. On ne sait pratiquement rien d’eux. Leur psychologie est plus complexe que ce que l’on connaît d’eux. On ne peut donc se limiter à leurs actions pour les définir. Ni bons, ni mauvais, ils ne sont pas manichéens. Le bien et le mal coexistent en chacun d’eux. Cette odyssée de l’extrême, dangereuse et menaçante, où ces hommes désespérés se condamnent à accomplir une mission suicide absurde, se déroule dans une tension permanente. Moins sympathiques et solidaires que dans le film de Clouzot, les personnages de Sorcerer et leur traitement sont différents. Comme une métaphore des pays en guerre, les personnages doivent coopérer pour survivre, ou se détruire. L’incroyable mise en scène de Friedkin transcende ce portrait d’hommes perdus et tourmentés. Ne laissant rien au hasard, ce dernier utilise à merveille, non seulement la musique et toute la bande sonore du film, mais également les décors naturels, pour, en plus de montrer et de raconter l’histoire, venir traduire et appuyer l’état psychologique des personnages à l’écran. Comme par exemple avec cette scène tournée sur une terre sacrée Navajo où le paysage surréaliste, presque lunaire, devient en quelque sorte un paysage mental. Le chaos dans lequel ils se retrouvent plongés vient faire écho à leurs démons intérieurs et à leurs dérives psychologiques. Mais que l’on ne s’y trompe pas, même si l’apparition inaugurale du totem évoque les statues sataniques découvertes par Max von Sydow au début de L’Exorciste, le combat que mènent les personnages et auquel on assiste dans Sorcerer est plus abstrait, psychologique et métaphysique que celui que menaient le Père Karras et le Père Merrin contre l’entité maléfique qui possédait l’innocente Regan interprétée par Linda Blair. Le réalisateur nous propose une réflexion sur une régression de l’homme vers ses comportements primaires, vers un état primitif. Une régression provoquée par l’instinct de survie.
L’introduction du film avec la séquence d’ouverture exposant magistralement les personnages aux quatre coins du monde et les circonstances les ayant conduit à se retrouver dans un même bidonville perdu d’Amérique du sud, évoque la force invisible et implacable qui lie les destins de ces quatre hommes et vient mettre en lumière une autre des thématiques principales du film : Le Destin. La fatalité du Destin.
De nombreux éléments dans Sorcerer, à commencer par son titre lui-même mystique et mystérieux, évoquent l’idée à la fois vertigineuse et effrayante de la fatalité du destin contre laquelle personne ne peut rien. D’où que l’on vienne, personne n’échappe à son destin. Dès le plan d’ouverture de l’effrayant et sinistre totem primitif du démon antédiluvien sur lequel vient s’inscrire le titre évocateur du film, Friedkin expose brillamment son sujet et distille dans le même temps une atmosphère à la fois menaçante et surnaturelle.
La Nature, personnage principal du film, est ici agressive et incontrôlable. Les éléments se déchaînent contre les personnages comme s’ils étaient condamnés par une nature hostile et toute puissante. Une nature qui possède comme une essence maléfique surnaturelle supérieure à l’homme. Toute puissante, comme douée de raison et animée par un puissant esprit primitif démoniaque régissant l’univers et dépassant l’entendement, la nature va s’acharner sur ces hommes qui cherchent à expier leurs fautes. Parmi les personnages principaux du film, Nilo, interprété par Francisco Rabal, est le personnage qui est le plus représentatif de cette malchance qui, comme pour se venger, s’acharne sur eux. Des quatre hommes, il est le plus marqué par l’ironie de la fatalité du destin qui se joue d’eux, qui va les juger et les condamner. La nature est ici comme un purgatoire où les êtres perdus, livides et fantomatiques vont croiser les figures mystiques qui vont les juger.
Egalement personnages à part entière du film tant ils semblent vivants et menaçants, les camions, par leurs noms et leur apparence monstrueuse, rappellent les totems et évoquent ainsi, eux aussi, l’image d’un destin régi par des forces obscures, incontrôlables et destructrices. La vétusté de ces derniers en rajoute à la dangerosité de la mission et à la menace qui plane. Ils contribuent au suspense implacable que le film maîtrise, développe et maintient de bout en bout. Lors de ses repérages en Équateur, Friedkin remarque que les camions y portent des noms à consonance religieuse ou mythologique ainsi que d’étranges peintures et décorations. Dès son arrivée sur les lieux du tournage, il nomme donc significativement les deux camions du film, « Lazaro » et « Sorcerer ». Les enjeux mystique, métaphysique et spirituel du film sont posés. Le nom de Sorcerer, vient d’un album de Miles Davis qu’écoutait beaucoup le réalisateur à ce moment-là. Comme une prophétie de la malédiction qui commence à s’abattre sur l’œuvre, l’album donnera également son titre au film.
Steve Le Nedelec
A lire la 2e partie de l’article : Sorcerer : Derrière la légende du « film maudit
Sorcerer en salles le 15 juillet 2015, distribution : BAC Films/ La Rabbia
Une réflexion au sujet de « Sorcerer (I) – William Friedkin »
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