Ce qui frappe dès le début du film c’est la splendeur de l’image en noir et blanc et la beauté du cadre. Très vite cette perfection passe au second plan. Un homme entre dans un appartement. C’est le propriétaire des lieux, il réclame à sa locataire le paiement du loyer et critique l’état général de l’appartement. Manon résiste à la charge du propriétaire. Elle est l’assistante, la scripte et la monteuse de son compagnon, Pierre, réalisateur de documentaires. Ils travaillaient sur la reconstitution de l’itinéraire d’un résistant. Au cours de sa recherche d’image de guerre, Pierre rencontre aux archives du Fort d’Ivry, une jeune stagiaire, Elisabeth. Ils deviennent amants. Pierre aime Marion mais a besoin du corps d’Elisabeth.
Le déroulement du trio classique d’une relation amoureuse sur lequel Philippe Garrel déconstruit et reconstruit un couple nous surprend à chaque instant. Nous sommes dans l’essentiel à chaque plan, l’intime prime et rien ne vient le perturber. La ville, Paris, en devient presque un décor fantastique, vidé de ses habitants. Néanmoins cette mise en retrait d’éléments secondaires renforce les sentiments exacerbés des personnages. Il y a ce lien invisible qui unit les deux femmes, cette compréhension mutuelle. Elles sont dans le vrai, et le regard qu’elles portent sur les événements est toujours empreint d’une justesse remarquable. Manon et Elisabeth font avancer le récit, toutes les révélations viennent d’elles. Quant à Pierre, il se piège lui-même, victime de ses certitudes, de son mode de pensée dont les contours passéistes et le machisme obstruent sa vision de la réalité. Se croyant maître de tout, il ne contrôle rien et en devient pathétique dans son obsession malsaine envers Manon. Il précipite par stupidité sa rupture avec Manon, dans une séquence de déchirement bouleversante. A cette aventure humaine se mêle celle du résistant « héros » de la libération, dont Pierre réalise le portrait. Etrange scène de l’interview d’où l’attitude de la femme du résistant et ne nous sera compréhensible qu’à la fin au détour d’une phrase de Manon, la vérité surgit ainsi, simplement… L’étreinte finale, sur une phrase maladroite de Pierre, est un moment irradiant de beauté.
L’ombre des femmes s’articule autour de la confiance que l’on porte à la parole de l’autre. Derrière la parole, il y a ces zones d’ombre enfouies en nous où se mêlent rêves, désirs et mensonges. Expérience de vie pour Manon, Pierre et Elisabeth dans les fils d’une histoire bien trop humaine et banale dont la profondeur nous touche profondément et durablement. A aucun moment, et ce n’est pas la moindre des qualités du film, les personnages ne sont emprisonnés dans un scénario, que l’on suppose écrit à la virgule près, tant tout sonne juste, vrai et naturel. Clotilde Courau, Stanislas Merhar, Lena Paugam – trio virtuose dont chaque regard, chaque geste sont d’une justesse renversante. Clotilde Courau et Stanislas Merhar trouvent ici les plus beaux rôles de leur carrière. L’Ombre des femmes c’est aussi les premiers pas admirables devant la caméra pour Lena Paugam, c’est une véritable révélation.
Trio virtuose magistralement dirigé par Philippe Garrel. Chaque plan est une merveille de construction dramatique et de mise en scène. La caméra est toujours à la bonne distance et le film est d’une dynamique et d’une fluidité qui confine au grand art. L’ombre des femmes est l’une des plus belles réussites de Philippe Garrel.
Fernand Garcia
L’ombre des femmes un film de Philippe Garrel avec Clotilde Courau, Stanislas Merhar, Lena Paugam, Vimala Pons, Antoinette Moya, Jean Pommier. Scénario : Jean-Claude Carrière, Caroline Deruas, Arlette Langmann & Philippe Garrel. Photo : Renato Berta. cadre : Jean-Paul Meurisse. Décors : Emmanuel de Chauvigny. Son & mixage : François Musy. Montage : François Gédigier. Musique : Jean-Louis Aubert. Producteurs : Saïd Ben Saïd & Michel Merkt. Coproductrice : Joëlle Bertossa. Production : SBS Productions – Close Up films – Arte France Cinéma – Radio Télévision Suisse Coproduction : Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains. Distribution (France) : SBS Distribution – Capricci. France-Suisse 2015 Noir et blanc. 2.35 :1. 73 mn. Tous Publics. Ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 2015.