L’horreur… un appartement, du lait boue, la maîtresse de maison ouvre le frigo, il est vide ! L’horreur absolue. Le mari, zombie-consommateur est hors de lui ! Il hurle, éructe, mais rien ne sort de sa bouche. Il faut consommer ! Le couple est dans leur Volkswagen Coccinelle, emblème de l’ascension des classes laborieuses à celle de petite-bourgeoise. Mais la coccinelle toussote. Le trafic dans cette artère de São Paulo, poumon économique du Brésil, est intense. A l’intérieur de la voiture, commandée en 1938 par Adolf Hitler à Ferdinand Porsche, le couple voit passer le fameux miracle économique. Les pneus de la voiture sont dégonflés. Chez le concessionnaire VW, entre les rayonnages de pneus, la femme offre son cul au préposé aux pneumatiques, tandis que le zombie hurle son droit aux bienfaits de la société de consommation sur un monte charge qui s’élève. Les rouages d’une société fasciste sont en place.
Hitler 3º Mundo est l’unique long-métrage du romancier, poète, dramaturge et pamphlétaire brésilien José Agrippino de Paula. Il tourne son film en 1968. En 1964 la dictature militaire est instaurée au Brésil avec un sérieux coup de pouce de l’administration américaine. Suppression des libertés individuelles, autorisation donnée à l’armée de procéder à toutes arrestations sans aucun contrôle judiciaire, contrôle de l’information, de la télévision, de la radio, du cinéma, de la littérature, de la chanson… et traque des communistes. Le film d’Agrippino de Paula est une œuvre de résistance, underground, poétique et marginale. Le film n’apparaît officiellement dans le paysage brésilien qu’en 1984, quelque temps avant la chute de la dictature.
Hitler 3º Mundo est l’équivalent cinématographique du cut-up de William S. Burroughs. Des fragments d’action, de situations, qui reviennent ou non. Et puis, des fulgurances, ainsi cette caricature de samouraï qui déambule dans une favela pauliste. Contraste saisissant entre la blancheur et l’attitude du Samouraï et l’environnement délabré et saturé de misère. Les habitants, adultes et enfants, qui le suivent en haillons, nous interpellent directement. Moment sidérant que capte la caméra. Réalité du tiers-monde qui nous arrive en pleine figure. 1969 – 2015 comme une ligne droite, un voyage du spectateur dans le temps. Les personnages surgissent dans le film, comme s’il venait s’inciser d’un coup dans notre vie. Un chaos savamment organisé règne.
La police politique torture un homme / La Chose (du comics, Les 4 Fantastiques) attend des informations calfeutré à l’arrière de sa berline / Des hommes inconscients brulés au chalumeau / Le samouraï arpentant la favela, un panier de salade à bout de bras…
Le film progresse dans un univers effroyable. L’état-dictateur lobotomise ses opposants et laisse le sous-prolétariat dans le dénuement le plus total. La machine répressive est en place et son expérience dans l’art de la manipulation est rodée.
Dans la pénombre d’une sordide chambre a lieu l’accouplement monstrueux de deux agents, l’un, impérialiste borgne américain, l’autre, nazi. Le fruit de leurs entrailles vocifère sur bande-son, phrases inaudibles, désynchronisées, aboiement de chiens, borborygmes… dans ce maelstrom sonore surnagent quelques lueurs d’espoir : propos subversifs, poésie brute, bribes de vie et de musique… mais la lutte est inégale tant les racines du fascisme se sont déployées dans la société. L’immonde bête contrôle et assoie son pouvoir sur ceux qui ne veulent ni parler, ni voir, ni entendre…
C’est dans une rue huppée de São Paulo que notre Samouraï, au milieu des petits employés ces minuscules bourgeois du nouvel ordre politique, effectue un simulacre de Harakiri. Anéanti par l’agent borgne de l’impérialisme, le corps du Samouraï est recouvert de papier journal et exposé à l’extérieur de la favela, au bord d’une route à l’intense trafic. Les automobilistes ralentissent au spectacle de la mort, mais ne s’arrêtent pas, le capitalisme est un mouvement perpétuel. Dans ce monde aux valeurs inversées, la justice récompense la crapulerie. Elle décerne des diplômes de bonne conduite à ses agents, qui les fêtent aux accents d’« Heil Hitler ! ». Mais le Samouraï est immortel, enfermé dans un appartement, un bout de barbaque entre les dents et gueule collée sur le téléviseur, il résiste à l’abrutissement télévisuel… la révolte bat encore dans son cœur… puis l’écran est noir. De cette constellation d’images qui se collent, s’additionnent et se complètent, se forment les contours d’un pays, d’un monde…
José Agrippino de Paula est mort en ermite en 2007 à 69 ans. Il vivait reclus, sans téléphone, ni télévision, ni radio, ni Internet, dans la petite ville d’Embu, dans la périphérie de São Paulo. On le disait schizophrène. Des admirateurs de son œuvre lui rendaient régulièrement visite. Il laisse derrière lui, un roman culte, PanAmérica (disponible aux Editions Léo Scheer), des poésies, des pièces et des centaines de textes, critiques, nouvelles, etc. encore inédits… Non la rage du Samouraï n’est pas prête de s’éteindre…
Fernand Garcia
Hitler 3º Mundo, un film de José Agrippino de Paula avec Jô Soares, José Ramalho, Eugênio Kusnet, Luiz Fernando de Rezend, Tulio de Lemos, Silvia Werneck, Maria Esther Stockler, Ruth Escobar, Jairo Salvini, Danielle Palumbo. Scénario : José Agrippino de Paula. Directeur de la photo et caméra : Jorge Bodanzky. Montage : Roda de Andrade. Walter Luiz Rogério. Production : José Agrippino de Paula – Danielle Palumbo. Production : Sonda. Brésil. Noir et blanc. Mono. 1968-69. 70 mn. Inédit en France. Rétrsopective : Brasil ! Une histoire du cinéma brésilien à la Cinémathèque Française du 18 mars au 18 mai 2015.