Entretien avec Grégory Rateau et Sarah Taher, réalisateurs du court-métrage Ziad (2013)
Ziad travaille dans le port de Tripoli, au Liban. Tiraillé entre ses amis d’enfance, Firas et Ahmed, qui s’éloignent de lui, et sa relation cachée avec Soraya, qui le presse de se marier, Ziad étouffe. Elle, est chrétienne, lui,… Retour avec les cinéastes sur l’aventure de Ziad.
Kinoscript : Ziad est-il votre premier projet en commun ?
Sarah Taher : Oui ça a été notre première collaboration au niveau de la réalisation même si on avait déjà travaillé ensemble sur des scénarios. Actuellement nous préparons des documentaires et un nouveau projet de fiction en Roumanie. Je trouve que monter un film est déjà assez compliqué, à deux on se soutient mutuellement. Développer un film s’apparente souvent à un parcours du combattant, on est souvent seul au départ, notre collaboration permet d’avoir plus d’énergie.
KS : Comment est né ce film ?
Grégory Rateau : L’idée première est née de l’envie de retrouver les couleurs des nouvelles de Camus Noces et Été, le côté solaire, les corps écrasés par un soleil qui masque parfois une profonde détresse des êtres. J’ai rencontré ensuite Sarah Taher et nous avons décidé ensemble d’inscrire ce film dans la réalité d’un pays, le Liban, dans lequel elle a vécu et qu’elle a dû fuir à cause de la guerre. Nous y sommes retournés ensemble une première fois pour écrire en rencontrant les gens, pour y retourner ensuite pour une longue période de préparation.
KS : Pourquoi vous avez voulu le réaliser ensemble, quel était l’apport de chacun ?
Sarah Taher : J’avais vu les courts précédents de Grégory et je trouvais son regard intéressant, donc à la base il y avait une envie de travailler ensemble. Et puis le cinéma c’est toujours un travail d’équipe que ça soit avec le producteur, les acteurs, et les techniciens, donc c’était assez naturel pour moi de co-réaliser. Et puis quand on doute des personnages ou de ce que l’on veut raconter, le fait de confronter nos deux points de vue permet de déceler des failles ou des faiblesses, et donc quoiqu’il en soit c’est toujours constructif. Il n’y avait pas vraiment un apport spécifique individuel mais plus une confiance dans la sensibilité de l’autre. Et puis des thèmes qui nous intéressaient mutuellement.
Grégory Rateau : Nous avons essayé de réaliser comme un seul homme, une seule femme (rire), nous mettant d’accord au préalable sur le point de vue que l’on voulait adopter. Il était hors de question de se répéter ou de se contredire car dans ce contexte, l’équipe était à conquérir et il ne fallait surtout pas perdre leur désir, leur énergie en s’opposant.
KS : Le thème de l’émigrant à la recherche d’une vie meilleure est récurrent dans les films aujourd’hui, quel point de vue avez-vous adopté pour votre projet ?
Grégory Rateau : Nous ne racontons pas l’histoire d’un émigrant, cet homme fuit de manière symbolique et pour se marier en Chypre, où une union civile est possible là où le Liban ne le permet pas. Nous souhaitions filmer un drame intime, car il n’y a pas de hiérarchisation de la souffrance, les drames les plus forts sont très souvent ceux qui nous touchent de plus près. La relation avec Soraya, celle avec le père de substitution de Ziad, sa rencontre avec ce vieux fou ou encore son amitié déçue, ne sont là que pour pousser Ziad à se réaliser par et pour lui-même. Une sorte de suicide social on peut le dire pour aller vers son émancipation, quelques soient les conséquences.
Sarah Taher : Plus que l’émigrant, c’est le thème de la jeunesse qui essaye de se dépasser, d’avancer, d’avoir une emprise sur le monde et de prouver ses capacités. Notre point de vue est assez pessimiste car finalement cela aboutit à une impasse. Il faut peut-être d’abord résoudre ses conflits intérieurs et ses contradictions pour pouvoir espérer un avenir meilleur. Sans cela, le réel ne peut être que décevant.
KS : Ziad était-il facile à monter financièrement ?
Grégory Rateau : Très difficile, nous avons gagné une aide du GREC de 18 000 euros, sachant que ce pays est classé zone rouge et qu’une assurance de guerre ne rentrait même pas dans le budget. Nous ne pouvions ni payer l’équipe, ni les acteurs et nous préparions le film à nos frais dans un contexte qui ne pouvait pas être plus dangereux. La production ne pouvait pas nous accompagner, on devait se débrouiller seul.
KS : Vous n’avez pas choisi un lieu de tournage des plus inoffensifs… Pourquoi tourner au Liban ?
Grégory Rateau : Cela est lié en partie à l’attachement de ma co-réalisatrice pour ce pays, ma fascination pour ses couleurs, sa culture, les gens que j’y ai rencontré, ma passion qui a parfois supplanté ma raison. J’ai eu beaucoup de chance que les choses se terminent bien (rire). La récompense pour l’équipe qui a beaucoup donné a été de retrouver le film en compétition à Beyrouth.
Sarah Taher : C’est aussi un besoin de revenir à Tripoli où j’ai passé toute mon adolescence, un amour pour cette langue, pour les mœurs, et pour les libanais. On a un peu tenté le diable et on a été inconscients par rapport à l’équipe en lui demandant de prendre des risques pour nous. Mais c’est vrai que c’est la réalité du Liban, toute cette violence fait malheureusement partie du quotidien. On n’a pas eu le choix.
KS : On ne peut pas regarder Ziad sans le remettre dans le contexte, malgré l’apparence du film assez paisible…Quelles étaient les conditions de tournage ?
Grégory Rateau : L’enfer. Des gens tombaient chaque jour autour de nous, Tripoli, le lieu de tournage, était en situation de guerre et je n’exagère pas. Les tirs fusaient au quotidien, l’armée encerclait la ville, la peur et la terreur régnaient dans les rues, obligeant les gens à ne plus travailler, ne plus sortir de chez eux. L’équipe ne voulait plus venir et à juste raison, suite à des bombardements et des menaces sérieuses pour ceux qui pénétraient dans la « zone » que nous avions choisi par souci de réalisme. Je les suppliais bêtement gagné par la folie, l’envie de tourner à tout prix comme si ma vie en dépendait, un peu à la Klaus Kinski…
KS : Y a-t-il des spécificités relatives à un tournage avec une équipe libanaise ?
Grégory Rateau : On mange libanais (rire). On doit apprendre à gérer le temps différemment, c’est plus libre et donc plus difficile à mettre en place. Notre premier assistant Pierre Abadie était le seul français, on lui doit beaucoup, il savait rassurer l’équipe, les motiver quand le moral baissait à cause du contexte et de la difficulté de tourner avec peu d’argent dans des décors parfois difficiles en terme de logistique. Un exemple : au Liban des quartiers entiers étaient régulièrement privés d’électricité, vous imaginez les problèmes pour gérer cela au tournage.
KS : Votre direction d’acteurs est étonnante. En choisissant de tourner avec les comédiens non professionnels, étiez-vous confronté aux difficultés particulières ?
Grégory Rateau : J’adore ça ! J’ai enseigné la direction d’acteur dans des lycées, des écoles, jouant sur l’improvisation pour révéler chez des amateurs le désir de jouer et de se livrer. Nous avions des résultats surprenant et les élèves qui étaient souvent d’une timidité maladive se révélaient au contact de cette scène improvisée et de l’interaction avec les autres. Dans la même optique pour le film, il n’y avait rien de plus beau pour nous que cette approche quasi documentaire, de rencontrer des corps, des gueules, des sensibilités et d’essayer avec eux d’en faire ressortir la force et la richesse aux spectateurs. Il fallait parfois renoncer à ce que l’on désirait au début pour chercher autre chose avec eux.
Sarah Taher : La difficulté aussi a été de préserver ce naturel chez les comédiens, dont on était tombé amoureux, car malgré tout, le fait d’avoir les caméras et toute une équipe, influence beaucoup le jeu des acteurs non professionnels. C’est tout le paradoxe de la profilmie. En faite le travail a été très dur car les acteurs devenaient caricaturaux et il y avait des tics qui ressortaient chez eux le jour du tournage. Du coup, la méthode qu’on a trouvée ça a été de répéter avec eux jusqu’à l’épuisement (physique et mental) pour qu’ils retrouvent leur naturel. Et surtout on a essayé d’impliquer les acteurs au maximum dans l’écriture, surtout en ce qui concerne les dialogues et leur mise en bouche.
KS : Quel est le rôle de la femme dans la société libanaise, est-elle libre de choisir sa destinée ?
Sarah Taher : Je pense que le Liban est quand même un pays qui se veut occidental par rapport à d’autres pays arabes. La femme libanaise est un membre actif de la société mais ça reste une société assez machiste. Je ne connais pas très bien la législation en ce qui concerne les droits de la femme, mais il y a une chose qui peut être très oppressante, c’est le poids du regard social et cette manie qu’on a au Liban de toujours se surveiller les uns les autres. Concernant notre film, on voulait montrer aussi cette ambiguïté du personnage de Soraya, tiraillée entre le plaisir de transgresser les lois sociales (s’embrasser dans la rue par exemple) et la culpabilité qui finit toujours par revenir.
Grégory Rateau : Je crois que comme partout il n’est pas facile de choisir sa destinée, pour une femme mais j’ajouterai, pour tout individu qui pense et se pense un avenir sans devoir en référer à la société, à sa famille ou à ses proches. On doit tous se battre pour gagner notre liberté et se construire. Et parfois l’égoïsme est nécessaire pour se libérer des chaînes du déterminisme et de ce que les gens attendent de vous. Le risque est de finir seul… La citation au début du film du poète-écrivain libanais Khalil Gibran résumait parfaitement cela.
KS : Vous ne tranchez pas à la fin du film, vouliez-vous suggérer un espoir aux spectateurs ?
Grégory Rateau : L’espoir est là, dans ce moment de lâcher prise lorsque Ziad s’allonge en planche après un effort difficile et un élan désespéré de fuite vers nulle part. Le soleil caresse son visage, je ne nie pas la portée christique. Le plus important à mes yeux c’est d’agir, de réagir, d’expier par l’effort le poids d’une faute qui ne s’effacera pas à la fin du film mais fera peut-être grandir notre personnage. Nous ne voulions ni juger et encore moins condamner. Le pardon est au cœur de notre sujet, le pardon que l’on s’accorde à soi-même.
Sarah Taher : Pour moi c’est plus une fuite symbolique, car à certains moments de la vie, quand on n’a plus d’issue, le corps prend le dessus et s’exprime, et Ziad nage de toute ses forces pour aller nulle part. Tôt ou tard, il faudra qu’il affronte les erreurs commises et les déceptions, mais on a voulu montrer sa solitude et son intense émotion. Le plus important est de ne pas tomber dans la fable moralisatrice.
KS : Ziad a beaucoup voyagé, c’est une carrière assez extraordinaire, quelles impressions en retenez-vous ?
Grégory Rateau : Nous sommes très heureux, c’est avant tout une récompense pour l’équipe. Nous avons découvert de nouvelles cultures, vu de très beaux films à travers le monde et rencontré des artistes, des auteurs d’une très grande richesse. Tous avaient un regard, une envie de raconter, de se raconter et loin de toute compétition. Le fait d’être là, ensemble, de se découvrir par nos films, ils nous ont permis de vivre de beaux moments. Faire des films c’est également cela – se nourrir au contact de la diversité.
Sarah Taher : J’ai été assez contente de découvrir que le film a été sélectionné dans plein de pays européens et que notre histoire a pu dépasser la frontière de la culture arabe pour toucher un public plus large. Grégory et moi-même avions ce désir premier de raconter une histoire qui se voulait universelle.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite
Ziad, un film de Grégory Rateau et Sarah Taher, avec Maya Harrouk Yaziji, Nizar el Najjar, Walid Saliba et Albert Kanaan. Scénario : Sarah Taher et Grégory Rateau. Directeur de la photo : Jeremy Boudjok. Décors : Céline Habchi et Tanite Chahwan. Son : Tania Kammoun. Montage : Amin Sidi-Boumedine. Mixage : Benjamin Falsimagne. Musique : Raphaël Mas. Production : G.R.E.C. Avec la participation du CNC et le soutien de la SACEM. France – 2013 – Couleurs – HD. Durée : 22 mn.