Solo – Jean-Pierre Mocky

Tourné en 69, peu après les événements de 68 donc, Solo est l’histoire de quelques jeunes qui, voulant continuer à lutter pour obtenir un monde meilleur, basculent dans le terrorisme. Important dans son contexte social et politique, Solo traduit la déception de Jean-Pierre Mocky de l’après mai 68 et celle d’une jeunesse désespérément perdue dont les idéaux mèneront à la violence gratuite, au terrorisme, à la mort inutile.

Violoniste et trafiquant de bijoux à l’occasion de ses voyages, Vincent Cabral (Jean-Pierre Mocky) débarque au Havre, tandis qu’au Vésinet, près de Paris, une vingtaine de participants à une soirée orgiaque sont soudain abattus à coups de mitraillettes. Le jeune frère de Vincent, Virgile (Denis Le Guillou), appartient précisément au groupuscule d’extrême gauche responsable de ce massacre. Pour permettre à Virgile – recherché par le commissaire Verdier (Henri Poirier) et l’inspecteur Larrighi (Christian Duvaleix) sur dénonciation anonyme – de s’échapper, Vincent entre en contact avec les jeunes « justiciers » qui ont décidé d’exterminer les « têtes » les plus abjectes de la société. Pris dans l’engrenage, il est mêlé, malgré lui, à l’action des révolutionnaires.

Témoin de l’exécution du dénonciateur, Vincent est contraint de se battre; il prend en charge Annabel (Anne Deleuze), l’égérie du groupe. Voulant empêcher un nouvel attentat – le plasticage d’un grand restaurant où se réunissent quelques puissants industriels fêtant, en compagnie de jolies filles, la fusion européenne de leurs entreprises – Vincent finit par aider à l’accomplir. Considéré par erreur comme le chef des révolutionnaires, Vincent fuit et, malgré les barrages, se réfugie dans un wagon de marchandises. Assiégé, il trouve la mort sous les balles de la police, en gare de Reims, tandis que le train emporte Virgile et Annabel vers l’étranger.

solo train

Admirable polar, Solo impose le talent de metteur en scène de Mocky qui, dans des conditions difficiles (manque de temps et d’argent, tournage de nuit), réalise un film d’une impressionnante maîtrise à tous les niveaux. Tout comme son scénario, la mise en scène de Solo est à l’opposé de ce que propose le paysage cinématographique français de l’époque. Le film, son histoire et toute sa construction, sa fabrication, sont à l’image du cinéaste : anticonformistes.

Mocky dirige Mocky ! Après plus de dix années entièrement consacrées à la réalisation, avec Solo, Jean-Pierre Mocky , proche du personnage de Vincent Cabral et de ses idéaux, revient à son premier métier et interprète magnifiquement ce rôle de héros romantique et individualiste. Le personnage de Vincent Cabral, comme celui de Tassel dans L’Albatros (1971) est une victime de la société. La prestance et le charisme indéniable de Mocky à l’écran, à l’image même de sa propre personnalité, lui donneront, plus que la confiance, la légitimité de continuer à incarner ses héros solitaires, romantiques et désespérés.

Co-écrit avec Alain Moury (dont une aventure vécue lui inspirera l’idée de son prochain film L’Albatros), l’excellent et efficace scénario démarre par une tuerie dans une villa où se déroule une partouze, pour ne plus nous lâcher jusqu’au funeste final sur le quai d’une gare. Ce dernier nous offre également des dialogues jouissifs qui montrent avec simplicité et intelligence la frontière vite franchie qui existe entre la révolte et la violence gratuite, le terrorisme.

« – On a décidé de tout faire péter, tout casser !

– Voilà un bel objectif et qui ne manque pas d’ambition et où voulez-vous en venir exactement ? »…

« – Vous ne comprenez pas. Autrefois les gens vivaient, mouraient même pour quelque chose : Dieu, la patrie, la révolution, l’honneur. Aujourd’hui on vit comme des veaux, on fait des études, on passe des diplômes et pourquoi ? Pour fabriquer, vendre, acheter des produits. Si c’est ça le bonheur, si c’est ça la grandeur de l’homme, c’est un monde idiot. »

solo voiture

Venant rompre avec une longue série de comédies grinçantes, Mocky surprend tout le monde avec Solo. Le film annonce un cycle de films noirs dans la pure tradition des polars américains (intrigue policière, action, violence, rythme rapide;…) dont il sera à la fois le scénariste, le réalisateur et l’interprète. Mais si Solo contraste avec ses précédents films, c’est dans la forme ou plutôt dans le genre car, dans le fond, on retrouve son message politique et social engagé.

Derrière la construction de sa trame policière et de son suspense, Solo dénonce les risques de dérives que peuvent engendrer les passions débordantes et dévorantes de certains individus. Le film témoigne de la transformation des idées en haine. Mais attention, le mordant et la pertinence (sans oublier l’impertinence) du cinéaste  sont toujours bien présents! Comme dans ses comédies, la satire de l’hypocrisie et de la vanité humaine est bien là ! Tous les personnages sont lâches, hypocrites et égoïstes. Misérables. Que l’on ne s’y trompe pas, Solo est une impitoyable satire ! Un polar « anarchiste ».

La sincérité est probablement le qualificatif qui convient le mieux au film dans lequel chaque élément de construction (scénario et narration concise, mise en scène inspirée, montage et rythme rapide, personnages et interprétations parfaites) vient traduire avec efficacité la rage contenue de son auteur. Solo est le cri d’un homme romantique désespéré par le monde; désespéré par cette société abjecte dans laquelle il doit vivre seul contre tous. Le titre du film vient bien évidemment définir le personnage principal, Vincent Cabral, mais aussi et surtout la position politique et la pensée du cinéaste.  Solo est le cri de Mocky !

Ce nouveau genre auquel s’attaque le cinéaste en parfaite osmose avec son sujet, fait de Solo un film exemplaire et représentatif de l’univers corrosif de ce dernier qui prouve ici toute l’étendue de son talent pour mettre en scène sa vision, ses idées et ses obsessions tant dans des comédies satiriques acerbes que dans des polars haletants. Le genre change mais le discours reste le même. Fidèle à son image d’indomptable du cinéma français, Mocky est surtout fidèle à lui-même. Intègre. Mocky est tout simplement ce que l’on appelle un auteur.

La magnifique musique originale du film composée par Georges Moustaki accompagne sublimement l’action du début à la fin du film. Telle une complainte romantique, Baudelairienne, entêtante et inoubliable, elle vient appuyer le destin tragique du héros.

Tourné en 69 avant L’étalon, Solo, à cause d’une interdiction par la commission de censure, ne sortira qu’après ce dernier. Présenté en septembre 69, il sortira sur les écrans fin février 70. Comme la plupart des films de Jean-Pierre Mocky tournés entre 1959 et 1979, le sujet et le message « anarchiste » de Solo ayant dérangé le confort de certains, ce dernier a été interdit aux moins de 18 ans lors de sa sortie. Il ne faudrait tout de même pas éveiller les consciences des « petites gens » ! Et puis quoi encore ?…

Encensé par les critiques élogieuses à sa sortie et porté par son succès public (près de 700 000 entrées France), Solo sera pourtant invisible à la télévision française pendant près de 30 ans avant que Canal Plus et à l’époque Antenne 2 n’en achètent les droits pour le diffuser en 98 lors de l’anniversaire des 30 ans de mai 68.

SOLO orgie

A l’opposé d’une apologie de la violence gratuite (l’action et la violence viennent traduire une pensée), Solo est une réponse à l’écoute d’une jeunesse désœuvrée qui, en voulant changer la société, s’est perdue dans un engrenage inextricable. Ce film noir et désespéré n’est ni plus ni moins que l’annonce de mouvements tels que « Action Directe » ou « Les Brigades Rouges », dont les dommages collatéraux feront beaucoup de victimes innocentes à l’image du héros, Vincent Cabral, qui sauvera son frère et sa petite amie au prix de sa propre vie. Dans un pessimisme absolu, Solo marque la fin des révolutions et des espérances. L’échec de 68.

Steve Le Nedelec

Solo est édité par ESC Editions dans sa collection Jean-Pierre Mocky. En supplément : « Quand Solo sonne mai 68 » par Jean-Pierre Mocky. Le cinéaste revient sur l’origine du film, sa petite histoire, sa projection à Cannes rue d’Antibes et les principaux intervenants sur le film, de savoureuses anecdotes (12 minutes).

 

Solo un film de Jean-Pierre Mocky avec Jean-Pierre Mocky, Sylvie Bréal, Anne Deleuze, Eric Burnelli, Denis Le Guillou, Henri Poirier, Christian Duvaleix, Alain Fourez, Luc Andrieux, Thérèse Aspar, Françoise Duroch, Dominique Zardi. Scénario : Jean-Pierre Mocky. Adaptation & dialogues : Jean-Pierre Mocky & Alain Moury. Directeur de la photographie : Marcel Weiss. Décors : Jacques Flamand. Décors : Jacques Flamand. Musique : Georges Moustaki. Producteur : Jean-Pierre Mocky. Production : Balzac Films – Eclair – SN Cinévog – Showking Films (Bruxelles). Couleurs (Eastmancolor). Durée : 89 mn. Tournage : 1968 Première publique en France le 22 février 1970. France-Belgique. Sélection « A la liberté ou à la mort« , L’Etrange Festival 2016.