Deuxième Partie : Le film et son identité
II Le film et la signature de son Auteur :
La mise en abîme la plus extraordinaire de Phantom of the Paradise est probablement celle qui oppose la forme délibérément choisie par Brian De Palma pour illustrer son propos en complète opposition avec cette dernière.
En effet, pour dénoncer le pillage effectué par les studios, De Palma pousse le vice jusqu’à effectuer son propre recyclage personnel. A la différence près que ce dernier ne dévitalise pas stupidement les œuvres de ses pères mais leurs rend hommage. Il s’en inspire et les cite à des fins artistiques et non mercantiles. Le travail du réalisateur est empreint de respect, de passion, d’originalité et surtout de réflexion. Il maîtrise le langage cinématographique de ses références et se le réapproprie pour en faire quelque chose de personnel et original. Véritable coup de maître, le film parle pour son auteur qui refuse de se plier aux lois du marché. De Palma refuse de vendre son âme au diable du commerce. Il exerce son Art librement. Il est à l’image de Winslow Leach, son héros.
On trouve dans Phantom of the Paradise tout ce qui constitue le cinéma et l’univers personnel ultra référencé de De Palma (ses passions, ses obsessions, ses démons intérieurs,…) qu’il ne cessera d’explorer et de développer au fil des œuvres de sa carrière riche en très grands films. Subtil et savoureux, l’improbable mélange des genres que propose le film est parfaitement réussi. Fougueux et audacieux, De Palma ose tout ! Il invente et expérimente. Son excentricité renforce l’intensité de l’histoire. Stylisation à outrance avec un sens du gothique et du baroque exacerbé (décors, personnages, maquillages, costumes, couleurs, formes, perspectives, mise en scène lyrique…). Architecture Pop Art, originalité du montage (Split-Screens géniaux, scène de l’électrocution de Beef, nombreux montages en parallèle…), axes de caméra, focales utilisées, ampleur des envolées de ses mouvements de caméra, plans subjectifs, ellipses temporelles, plongées et contres-plongées vertigineuses, apostrophes aux spectateurs, travellings circulaires, accélérés, fondus enchaînés, scènes « techniques » (rematérialisation de la voix du Phantom), scènes de concerts délirantes, concision du récit, lectures multiples, mises en abîmes, etc. Chaque plan du film contient une idée (voir même souvent plusieurs) de mise en scène. La parfaite homogénéité du résultat de ce mélange des genres, de ces multiples références et de cette incroyable ambition formelle en parfaite osmose avec son sujet, est sidérante, et fait de Phantom of the Paradise, un film onirique et flamboyant.
Passionné de technique au cinéma, De Palma nous offre dans Phantom of the Paradise une magnifique et fascinante scène dans laquelle on peut voir le machiavélique Swan dans son studio d’enregistrement, recréer, à l’aide de filtres techniques et électroniques, la voix perdue de Winslow devenu le Phantom. La métaphore nous rappelle ici le pouvoir qu’a l’industrie aujourd’hui : Elle peut tuer et détruire l’originalité pour reconstruire, recréer quelque chose de dénaturé, aseptisé. Le rythme et le montage de cette scène traduisent tout l’amour et la passion du cinéaste pour son Art. Cette fascination qu’a De Palma pour la technique en oeuvre au cinéma et sa représentation à l’image sera souvent présente dans son oeuvre jusqu’à constituer le sujet même de l’intrigue du parfait Blow Out (1981) avec John Travolta, Nancy Allen et John Lithgow.
Après le show grotesque des Juicy Fruits en ouverture, le film fait place à l’émotion et au talent. Seul au piano, un artiste interprète un morceaux de sa composition : Faust. Un travelling circulaire monté en parallèle avec un plan fixe subjectif représentant le regard de Swan sur Philbin (le bras droit de Swan) qui parle affaire, nous présente Winslow Leach comme un artiste brillant, solitaire et désintéressé, en totale opposition avec le monde des affaires. Appuyé par la mise en abîme du mythe de Faust, sujet de la cantate de Winslow et bien évidemment sujet du film lui-même, De Palma expose clairement et brillamment toute la dramaturgie du film.
Ne cachant pas son admiration ni même l’influence qu’exerce le travail d’Alfred Hitchcock sur son approche personnelle du cinéma, De Palma intègre dans le film une scène clin d’œil, subtile, remarquablement drôle et intelligente, réalisée de main de maître, qui cite ouvertement la scène de la douche de Psycho (Psychose, 1960). Un sublime travelling circulaire techniquement parfait, jouant effrontément les passe-murailles avec les cloisons, vient donc répondre à ses détracteurs d’une façon on ne peut plus claire et drôle. A elle seule, cette scène contient tout l’esprit et les caractéristiques du film : Respect, talent, virtuosité, suspense, humour, outrance, décadence…
La magnifique scène au cours de laquelle le Phantom crée sa cantate sur la musique (et les paroles) du thème principal du Phantom (Phantom’s Theme, Beauty and the Beast) montre l’évolution de son travail et celle de son état d’esprit, de sa psychologie. Une scène délicate et déchirante comme le cri désespéré de son auteur pour un amour inaccessible. Les paroles évoquent autant La Belle et la Bête que le mythe de Faust. Baroque et onirique, cette scène représente une ellipse temporelle réalisée comme un véritable clip vidéo à part entière et dans un style (filtres et fondus enchaînés) rendant hommage aux films de la Hammer. Génial !… De Palma procédera de la même façon dans Body Double (1984) en intégrant dans la narration du film un « clip » utilisant Relax (1984), le célèbre titre New Wave des Frankie Goes to Hollywood.
Les Split-Screens qu’il compose sont remarquables : Un, le premier du film, nous montre d’un côté le tournage d’un clip des Juicy Fruits interprétant Upholstery et de l’autre, la préparation d’un attentat. Dans le même temps, De Palma rend hommage à Alfred Hitchcock avec sa mise en scène du suspens et à Orson Welles avec une citation de la scène d’ouverture en plan séquence de Touch of Evil (La Soif du Mal, 1958) (la bombe dans le coffre de la voiture). Un autre, sur le toit du domicile de Swan, au son de Old Souls (interprété par Phoenix) qui vient sublimer l’amour condamné à l’échec dans ce monde entre Winslow et Phoenix, où l’on voit le Phantom sous la pluie orageuse (la pluie représente ses larmes et l’orage son désespoir, il a tout perdu) observer Swan et Phoenix à travers une verrière mais qui ne sait pas qu’il est lui-même observé par Swan avec les écrans de contrôle de ses caméras de surveillance, effectue une extraordinaire mise en abîme du voyeurisme (à laquelle participe bien évidemment le spectateur) et questionne sur le statut, la réalité et la vérité de l’image. Avec un subtil et pervers montage de plans en vues subjectives des personnages et des caméras de surveillance, De Palma nous invite à douter de ce que l’on voit. Nos sens nous trompent. Nos sens nous mentent. Il souligne l’importance du point de vue, de l’angle de vision. Il le fait en permanence durant tout le film. Dans le même temps, il interroge sur la nature du cinéma, sur l’image et son enregistrement.
Véritable cinéaste, homme du regard, tout dans le cinéma du réalisateur est question de regard. L’analyse de sa mise en scène révèle qu’elle est un jeu et une réflexion permanente sur le regard. Sur cette thématique, Snake Eyes (1998), dans lequel l’intrigue repose sur les différentes vues et les différents regards portés sur une même scène, sera une relecture de Phantom of the Paradise et viendra appuyer la réflexion du réalisateur sur l’un des plus grands traumas du pays que fut l’assassinat de Kennedy en 1963. Les multiples analyses (sérieuses et fantasques) faites du film muet d’une trentaine de secondes d’Abraham Zapruder ont engendré le fantasme de tout un pays. Le fantasme de tout voir, de tout filmer avec un œil qui voit tout. Obtenir la vérité par l’image. Avoir l’image comme preuve. Mais que faire quand l’image est fausse, quand on nous trompe, quand on nous manipule ou lorsque nous nous trompons nous-même ? Lorsque nos sens nous trompent, lorsque nos sens nous mentent ?… L’assassinat de Kennedy et ce film ont eu une influence et une répercussion importante sur le pays, les citoyens, le milieu artistique en général et cinématographique en particulier. Cet événement a provoqué un véritable séisme au sein de « L’âge d’Or » du cinéma hollywoodien. Les cinéastes indépendants ont commencé à faire des films plus sombres et paranoïaques, plus engagés et dénonciateurs. C’est, par exemple, le tristement célèbre photogramme z313 du film de Zapruder qui va influencer George A. Romero et être à la base de la création de cette mythologie moderne du zombie où la seule façon de s’en débarrasser oblige de leur tirer une balle dans la tête. Dans la séquence finale du mariage-concert, on remarque également la présence des motifs du film de Zapruder : Une fête, un couple, une parade, un complot, un tireur embusqué, une balle dans la tête, un assassinat en direct… Une réplique de Phoenix au sujet du visage de Swan reprend même les mots de Jackie Kennedy. Pas de doute possible, nous sommes bien le 22 novembre 1963 à Dallas (Texas). Tout n’était donc pas si rose qu’on nous le montrait à l’époque. De Palma effectue une vision critique de la mythologie Kennedy par métaphore.
Présenté dans le film comme le stade ultime de la déchéance du monde du spectacle qui aujourd’hui se confond avec celui de l’information, aussi bien dans sa conception que dans sa perception, le projet vulgaire, racoleur et putassier d’un assassinat filmé en direct à la télévision, s’inspire directement du trauma et de la paranoïa du pays. De Palma rend compte et dénonce brillamment le fait que, depuis la guerre du Vietnam, les informations aux USA sont devenues un divertissement. L’information, en boucle, à outrance et à la demande, avec son « œil », s’est banalisée. Ni ceux qui la diffusent ou la relaient, ni ceux qui la regardent, ou plutôt qui la consomment, ne font plus la distinction entre information et divertissement, entre information et spectacle. La vie réelle n’existe donc plus. Le divertissement l’a tuée. La mort est donc indissociable du divertissement. Le Monde n’est plus qu’une gigantesque scène où se joue un semblant de réalité. Ici, il faudra détruire une bande vidéo pour arrêter le mal. Le message est clair : Ne nous laissons pas manipuler par les images ! Méfions-nous des effets pervers et dévastateurs que peut avoir l’image télévisuelle lorsqu’elle est utilisée à mauvais escient ! Ne nous laissons pas déshumaniser, continuons de penser par nous-même !
La modernité de De Palma réside surtout dans sa capacité à confondre la réalité et le spectacle. Le vrai et le faux. Le réel vient alimenter le spectacle au point de le devenir. Le spectacle absorbe le réel. Le réel devient spectacle. L’assassinat programmé, la mort, élément du réel, devient le clou du spectacle. Comme nous le montre l’apocalyptique final du film avec cette incroyable scène du mariage ouvrant le spectacle du Paradise, le drame vient nourrir et alimenter le spectacle. Le spectateur ne distingue plus le vrai du faux. La réalité est devenu spectacle. Représentative de la scène avant-gardiste du théâtre new-yorkais de l’époque avec les exercices de Grotowski, l’incroyable séquence de fin, tournée en cinéma vérité (le public dans la salle improvise) rappelle Dionysus in’ 69 (1970) et illustre magnifiquement, dans toute sa démesure cathartique, la violence du propos du réalisateur. La mise en scène et le savant montage de cette séquence parfaitement assemblée donne une incroyable impression de réelle folie collective. Dans la confusion la plus totale, les spectateurs vont jusqu’à se rendre complices du crime commis. Ils participent à ce complot criminel, à cet assassinat programmé. Une séquence unique et précieuse comme si De Palma avait capturé un éclair dans une bouteille de verre. Cette expérience visuelle démesurée annonce l’inévitable et résonne tristement avec l’actuel paysage de désolation culturelle et artistique de notre société capitaliste.
Multipliant les allers et retours entre vie et mort, création et destruction, Art et industrie, Cinéma et musique, drame et comédie, Phantom of the Paradise, telle une prophétie funeste, anticipe de façon effrayante, par son pessimisme et par sa clairvoyance, l’état des lieux du monde actuel : The Hell of It. Au final, le logo de Death Records réapparaît. Le spectaculaire l’emporte sur le créatif. Le divertissement tue et enterre l’artiste avec son Art. Le divertissement l’emporte sur l’Art. Les paroles de The Hell of It, titre accompagnant le très beau générique de fin du film, interprété par Paul Williams, sont effrayantes et sans concession : « ….Good for nothin’ bad in bed nobody likes you and you’re better off dead goodbye. We’ve all come to say goodbye. Born defeated died in vain… « .
Visionnaires, le film et son auteur sont toujours et plus que jamais d’actualité. Tout ce que le film annonce et dénonce s’est intégralement réalisé. Phantom of the Paradise est la métaphore prophétique du cinéma américain (et pas seulement) d’aujourd’hui qui, dans son ensemble, a perdu sa vitalité, son essence et son sens. De Palma a déjà conscience de la fin du Nouvel Hollywood que ne tarderont pas à provoquer les succès de Jaws (Les Dents de la Mer, 1975) de Steven Spielberg puis de Star Wars (La Guerre des Etoiles, 1977) de Georges Lucas.
Tous ces éléments (et bien d’autres encore que nous n’avons pas abordés ici) contribuent à faire de Phantom of the Paradise, un film précurseur sur les dérives de l’image (ses intentions et ses interprétations), de la célébrité et de l’industrie de « l’Art » dans notre société actuelle. Mais aussi, un Classique immortel et intemporel du cinéma que l’on prend plaisir à voir et à revoir tant sa richesse nous pousse toujours à découvrir, au hasard d’un plan, une idée, un détail qui nous avait échappé.
Avec la richesse de toutes ses références, de ses émotions contradictoires, et, n’ayons pas peur des mots, avec le génie de sa mise en scène inventive, originale, survoltée et traversée de fulgurances, Brian De Palma parvient à donner à Phantom of the Paradise une identité unique, personnelle et avant-gardiste. Un véritable film somme, spectacle total et absolu, passionnant, envoûtant et inoubliable.
Sous des apparences de « simple » film de divertissement, Phantom of the Paradise se révèle être l’oeuvre parfaitement maîtrisée de l’un des plus grands cinéastes américains de sa génération. Un film à part, non seulement dans l’impressionnante filmographie de Brian De Palma, mais également dans l’histoire du cinéma. Incomparable. Un film unique et exemplaire. Un Chef d’oeuvre !
Steve Le Nedelec
A lire :
A lire : 1 Le film et son contexte, 2 Le film et son équipe à son époque, 3 Le film et ses références, 4 Le film et son message
Phantom of the Paradise est disponible en coffret Ultra Collector chez Carlotta Films
Phantom of the Paradise, un film de Brian De Palma, avec William Finley, Paul Williams, Jessica Harper, George Memmoli, Gerrit Graham, Jeffrey Comanor, Archie Hahn, Harold Oblong, Peter Elbling. Scénario : Brian De Palma. Directeur de la photographie : Larry Pizer. Décors : Jack Fish. Costume : Rosanna Norton. Habilleuse : Sissy Spacek. Montage : Paul Hirsch. Musique : Paul Williams. Producteur exécutif : Gustave Berne. Producteur : Edward R. Pressman. Production : Pressman / Williams – Harbor Productions. Distribution salles (1975) : 20th Century Fox. Sortie USA : 31 octobre 1974. Sortie France : 25 février 1975. Couleurs (Movielab) Format : 1,85 : 1. Durée : 92 mn. USA. 1974. Grand Prix Du Festival du film fantastique d’Avoriaz 1975. Reprise (France) : Solaris distribution.