Deuxième Partie : Le film et son identité
I Le film et son message
Entre opéra rock, comédie noire et satirique, film d’horreur gothique, mélodrame et film fantastique, Phantom of the Paradise est une peinture sans concession, une critique acerbe et virulente de l’industrie du disque qui, par extension, dénonce en fait celle du cinéma des studios hollywoodiens. Rien n’y est laissé au hasard. Chaque détail à son importance. Tout contribue à dénoncer la médiocrité et l’absence totale de création artistique qui habitent le système et donc la difficulté d’y garder son intégrité artistique. Véritable pamphlet dénonçant les méfaits du mercantilisme qui perverti la création et l’Art, ce film expose son rejet total et absolu des « valeurs » de la société capitaliste. Dès l’ouverture du film avec son générique rétro-pop et le show grotesque des Juicy Fruits interprétant Goodbye, Eddie, Goodbye (satire de la propre musique de Paul Williams) aux paroles évocatrices (une rock star qui se sacrifie pour vendre des disques et gagner l’argent nécessaire à l’opération que doit subir sa soeur) et à la chorégraphie ridicule, le ton est donné et le décor planté. Les Juicy Fruits (littéralement, les fruits juteux, donc, à presser, en dit long sur le statut des artistes dans les majors) est le groupe à la mode entièrement créé par Swan le producteur énigmatique fondateur du label Death Records.
Death Records, un nom bien funèbre qui dénonce la brutalité et la sauvagerie avec laquelle le système, contrôlé par des arrivistes cyniques, dénués de goût et de tout sens moral, détruit les artistes et leurs travaux, leurs créations, en mutilant non seulement leurs oeuvres mais aussi les personnes dans leur chair et leur âme. Swan incarne le système : c’est lui qui décide des modes, de ce qui doit marcher ou pas. Son label symbolise on ne peut plus clairement la mise à mort de ceux qui travaillent pour lui. Par ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’on retrouve les mêmes comédiens (Peter Elbling, Archie Hahn et Jeffrey Comanor) pour incarner les différents groupes de Swan : The Juicy Fruits, The Beach Bums et The Undeads. On se moque des artistes. Ils n’ont aucune importance. Ils ne sont plus rien, n’ont plus de personnalité. Ils sont interchangeables. C’est la mort de la création, de l’inventivité, de la singularité.
Le travail de Winslow intéresse Swan mais ce dernier veut en faire sa chose, le dénaturer, lui ôter son originalité, le vider de son sens afin d’en faire un vulgaire produit de consommation pour les masses. Un vulgaire produit; un produit vulgaire. Lors de la séquence de l’audition pour la cantate qui marque la rencontre entre Winslow Leach, le compositeur victime et Phoenix (Jessica Harper), sa future muse, De Palma va jusqu’à comparer l’immeuble du siège de la société à une maison close. Une autre sublime séquence de casting où l’on observe défiler les différentes icônes, les différents courants et modes musicaux, vient parfaitement traduire cette récupération des artistes et de leurs œuvres afin de les dévitaliser de toute leur originalité artistique. En signant le contrat que lui offre Swan de son sang, Winslow Leach scelle la destinée de son âme à celle du producteur assoiffé de pouvoir. Swan est une sorte de vampire. La société de consommation capitaliste représente le Diable. Swan a signé un pacte avec ce dernier et Winslow passe de compositeur talentueux à victime du système. On lui volera son oeuvre, son avenir, sa vie. Winslow sera exploité, trompé, volé, condamné, emprisonné à Sing Sing, édenté (il perd sa voix à Sing Sing !), puis, après s’être évadé, accidentellement défiguré par la presse à disques de Death Records qui moule le disque des Juicy Fruits interprétant sa chanson. Une véritable idée de génie qui symbolise et matérialise dans le même temps, la métaphore du sort funeste que subit Winslow, identique à celui de son oeuvre. Winslow Leach est mort ! Le Phantom est né ! Dans cette scène charnière, De Palma fait disparaître le personnage de Winslow du film avec tout ce qu’il incarne (l’innocence, l’intégrité,…). Présenté comme une « erreur », une anomalie dans ce monde corrompu, Winslow va être récupéré, littéralement absorbé par ce dernier. C’est par la violence, le terrorisme, qu’il va combattre le système. Le personnage monstrueux que le système va faire de lui, le « Phantom », interroge sur la place de l’artiste dans notre société consumériste.
La furieuse scène de l’inauguration du Paradise avec les gothiques Undeads, pure création du démoniaque Swan, interprétant Somebody Super Like You (Beef Construction Song), doublement mise en scène par De Palma, dans le spectacle du Paradise et dans le film, est d’une remarquable efficacité. Sous les accords de musique, nous sommes les spectateurs de la création du monstre ridicule et grotesque qu’est Beef (inspiré des chanteurs du Glam Rock). Cette scène met la lumière sur le côté factice de l' »artiste » construit de toute pièce. Beef est à fois la métaphore du cinéma de De Palma (fait de prélèvement, de montage et de collage) et celle du système avec sa capacité à tout recycler (même les corps). Dans le spectacle les instruments tuent : les guitares empalent, les micros découpent et décapitent,… Le public adore ! Dans un jeu de mise en scène et de montage subtil, par un système de poulies, l’ingénieux et menaçant fantôme revient au premier plan. Beef interprète Life at Last. Il en fait des tonnes. Il est grotesque. Le public adore ! Le fantôme ne supporte pas cette mascarade, cette supercherie, et exécute Beef en direct avec un élément du décor, un néon représentant un éclair, qui l’électrocutera. Sa cantate est destinée à Phoenix et à personne d’autre. Le public exulte ! Il est aveuglé, incapable de dissocier le spectacle de la réalité.
Le réalisateur est également très sévère avec le public qui, par son adhésion, tel un mouton de Panurge, cautionne et justifie le développement de ce système qui le formate et l’abrutit. Dans le film, De Palma nous montre un public stupide et inculte qui ne comprend rien et se contente d’avaler les insalubrités moralement et intellectuellement toxiques que lui sert le système à la louche. La mise en scène de la dernière folle séquence du film montrant la foule faire la fête, abêtie par le spectacle, traduit une vision apocalyptique. Il dénonce la responsabilité du spectateur. Dépourvu de goût, avec son esprit grégaire car incapable de penser par lui-même, le public idolâtre bêtement ce qu’on lui donne à aimer et est capable, du jour au lendemain, de brûler une idole et d’aduler son contraire. Dépourvue de tout esprit critique, la masse est abrutie. Le public est constitué de monstres dégénérés, de zombies. Il n’a pas conscience d’être manipulé par l’industrie du divertissement.
Steve Le Nedelec
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Phantom of the Paradise est disponible en coffret Ultra Collector chez Carlotta Films