Ucho / L’Oreille – Karel Kachyňa

Dans l’obscurité, une oreille émerge. Prague, la nuit. Sous des projecteurs, des fleurs baignent dans une lumière froide et étrange… Ludvík (Radoslav Brzobohatý) et Anna (Jiřina Bohdalov) rentrent d’une soirée en compagnie des dignitaires du parti, des membres du gouvernement et des militaires. Anna, un peu éméchée, cherche désespérément les clés du portail de leur maison. Tandis qu’elle fouille dans son sac, Ludvík remarque une voiture à quelques mètres, arrêtée sur le trottoir d’en face. Après un moment de tension, la voiture finit par repartir…

Festival de Cannes 1990, deux films sortie des limbes du temps (et de la censure) se retrouvent en compétition. Le premier, L’interrogatoire (Przesluchanie) du polonais Ryszard Bugajski, vaudra le prix d’interprétation à la formidable Krystyna Janda, tourné en 1982, il vient juste d’être « libéré ». Tout comme le second film, Ucho / L’Oreille, du tchèque Karel Kachyňa, tourné en 1969 est resté bloqué par la censure jusqu’au première élection démocratique en 1989 en Tchécoslovaquie (à l’époque un seul pays). Sa présentation, comme celle de son camarade d’infortune à Cannes, est un événement. Malgré ses vingt ans de plus que les autres films de la compétitions, L’Oreille n’en reste pas moins un œuvre d’une grande force qui tient plus que la comparaison.

L’Oreille s’ouvre sur une nuit de cauchemar. Finalement, la clé de la maison n’était pas nécessaire : le portail était déjà ouvert. À l’intérieur, la maison est plongée dans l’obscurité, et ce qui est le plus troublant, c’est qu’ils semblent être les seuls du quartier à être privés de lumière. Le congélateur se dégèle lentement, mais moins vite que ne s’accentue la tension entre Ludvík et Anna. Ludvík, vice-ministre, a appris lors de la soirée au ministère, et en dernier, que son supérieur venait d’être arrêté, ainsi que plusieurs membres de son cabinet. Une angoisse sourde s’empare de lui. Anna, quant à elle, vit mal leur relation, marquée depuis toujours par des hauts et des bas. Les reproches qu’elle lui adresse sont innombrables : leur mariage de raison, contracté avant la prise de pouvoir du parti communiste en 1948, la perte de son poste d’institutrice, et le poids d’une vie qu’elle noie régulièrement dans l’alcool. Bien qu’ils bénéficient de privilèges au sein du parti, Ludvík et Anna savent qu’ils ne peuvent faire confiance à personne. Les amis d’hier seront les premiers à les trahir, peut-être même à les condamner…

À la lueur vacillante des chandeliers, Ludvík s’acharne à retrouver des notes, des écrits et des livres qui pourraient le compromettre, avant de les brûler dans la cuvette des toilettes. Il redoute d’être la prochaine victime de la purge en cours. Anna, quant à elle, ne sait plus quoi penser. Au fil de la nuit, tout devient de plus en plus étrange. Le couple s’enfonce dans la paranoïa, revisitant les méandres de leur relation chaotique.

Parler devient un exercice périlleux, car l’Oreille est là, quelque part, dissimulée dans les différentes pièces de la maison. Sont-ils sur écoute, comme tant d’autres ? Ludvík et Anna tentent de se remémorer les événements de la soirée du parti, essayant de décrypter les propos échangés et les signes avant-coureurs de l’arrestation possible de Ludvík, à la suite de celle de son supérieur. Dans cette atmosphère délétère, leur introspection sur la soirée se double d’une reconstitution douloureuse de leur vie commune. Reproches, regrets et déceptions s’entremêlent, accélérant leur descente aux enfers…

L’Oreille est une œuvre remarquablement mise en scène. Karel Kachyňa ose des champs-contrechamps frontaux, notamment lors de la soirée du parti, frôlant parfois le regard caméra. Cet effet est pour le moins déstabilisant, renforçant l’impression de malaise et de surveillance omniprésente. La paranoïa qui envahit le couple est parfaitement retranscrite à l’écran, notamment à travers l’enfermement dans la maison. L’obscurité omniprésente, alors que Ludvík et Anna se déplacent de pièce en pièce, accentue la tension, plongeant les protagonistes dans une atmosphère oppressante. L’utilisation du noir et blanc est saisissante, notamment dans les scènes éclairées à la bougie : elle amplifie la claustrophobie et souligne l’atmosphère étouffante du récit. Kachyňa maîtrise parfaitement cet environnement visuel pour accentuer la dégradation psychologique du couple.

La dégradation du couple résulte également de l’oppression, du climat de violence et de terreur perpétué par le régime communiste. Karel Kachyňa dépeint une réalité qui pousse les individus au bord de la folie. Il met en lumière une caste dominée par l’insécurité et montre comment certains sont parvenus à intégrer la classe dirigeante en acceptant toutes les compromissions au gré des fluctuations politiques. Ainsi, Ludvík a successivement adhéré au mouvement nationaliste tchèque Sokol, rejoint les jeunesses hitlériennes, puis, après la guerre, intégré le Parti communiste. Un parcours typique pour beaucoup, mêlant opportunisme et compromission, jusqu’à se retrouver piégé dans un système qu’il a lui-même contribué à renforcer. Anna, de son côté, a bénéficié des privilèges accordés aux dignitaires du parti. Elle s’est convaincue de vivre un mariage sans amour, un sentiment amplifié par l’alcool. Au milieu de ce chaos émotionnel, une faible lueur vacillante témoigne d’un attachement mutuel, perceptible dans l’ultime plan, alors que le sol se dérobe sous leurs pieds.

Dans ce quasi huis clos, Jiřina Bohdalová (Anna) et Radoslav Brzobohatý (Ludvík) livrent des performances absolument remarquables. Leur interprétation rappelle celle d’Elizabeth Taylor et Richard Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf?, 1966), un film auquel L’Oreille fait inévitablement penser, bien que dans un contexte différent. L’Oreille est le dernier film scénarisé par Jan Procházka, décédé prématurément d’un cancer à l’âge de 42 ans en 1971. Figure emblématique du Printemps de Prague, il est exclu du Parti après l’invasion soviétique de 1968. Opposant au régime, Procházka subit une violente campagne de diffamation, allant jusqu’à la fabrication de faux documents pour le discréditer. Il se retrouve isolé et mis au ban de la société. L’Oreille est une analyse des mécanismes de destruction de l’individu, une histoire qu’il propose naturellement à Karel Kachyňa. Ce film marque leur onzième et dernière collaboration, débutée en 1961 avec Pouta. Parmi leurs œuvres remarquables figure le formidable Vive la République ! (At’ žije Republika, 1965).

L’Oreille est l’un des grands classiques du cinéma tchèque, né dans une semi-clandestinité en raison de la censure imposée par le régime communiste. Ce film, interdit pendant plus de vingt ans, est un témoignage poignant de l’oppression et de la surveillance constante qui sévissaient à l’époque. Karel Kachyňa y dévoile avec une acuité implacable les mécanismes paranoïaques d’un régime autoritaire, où l’intimité des individus est continuellement menacée, même dans leur propre foyer. La force du film réside non seulement dans la puissance de sa mise en scène, mais aussi dans sa capacité à capturer l’angoisse et la terreur latente qui gangrènent les relations humaines sous un régime totalitaire. Malgré les décennies écoulées, L’Oreille conserve une intensité dramatique et une pertinence troublante. Le film explore des thèmes qui résonnent encore aujourd’hui : la soumission à une idéologie politique, l’implantation de systèmes de surveillance de plus en plus intrusifs, l’incitation à la dénonciation, et l’adoption de lois liberticides encouragées et validées par parlementaires et députés censés être au service du peuple. Ce climat ne peut mener qu’à une méfiance généralisée, où chacun devient un potentiel ennemi. La solitude paranoïaque d’Anna et Ludvík traverse les époques, soulignant l’universalité des mécanismes d’oppression et de contrôle. L’Oreille est, sans conteste, un grand film qui continue de marquer par son actualité et sa vision incisive.

Fernand Garcia

Ucho / L’Oreille, un film de Karel Kachyňa avec Jiřina Bohdalov, Radoslav Brzobohatý, Jiří Císler, Miroslav Holub, Milica Kolofiková, Bronislav Poloczek, Alois Mottl… Scénario : Karel Kachyňa et Jan Procházka. Inspiré du texte original de Jan Procházka. Directeur de la photographie : Josef Illik. Décors : Oldrich Okac. Montage : Miroslav Hajek. Musique : Svatopluk Havelka. Producteurs : Ladislav Drazan et Rudolf Mos. Directeur de production : Karel Vejrik. Production : Filmové Studio Barrandov. Distribution (France) : Contre-jour Films (reprise le 12 mars 2025). Tchécoslovaquie. 1970. 1h36. Noir et blanc. Format image : 1,33:1. Restauration 4K. Sélection officielle Festival de Cannes, 1990. Sélection officielle 79e Festival de Venise, Venise Classics 2022.